Daniel Simon: « Courts circuits » et « C’est ici »

Poète, animateur d’atelier d’écritures, nouvelliste et romancier : les multiples domaines dans lesquels excelle Daniel Simon ont parfois la fâcheuse habitude de s’escamoter les uns les autres. Comme d’autres au sein du milieu littéraire belge francophone (on pense ici au regretté Jacques De Decker, au romancier-éditeur Gérard Adam, au poète-nouvelliste-romancier-directeur de revue Albert Ayguesparse et bien d’autres) Daniel Simon a toujours consacré une grande part du temps dont il privait son œuvre personnelle, à éditer, mettre en scène les publications de  ses confrères et consoeurs, quand il ne les mettait pas en valeur dans les articles et blogs (« Je suis un lieu commun ») ou lors d’émissions de radio.

De ceux-là, il est le lecteur attentif et le promoteur enthousiaste. Il a aussi habitué les internautes à le lire sur les réseaux sociaux où régulièrement il les éclaire, les éblouit, les désarçonne avec des textes courts écrits d’une plume plongée directement dans l’encrier du cœur.

Daniel Simon a l’art de la parabole, cette manière déroutante de dire l’apparence des choses, des êtres et des sentiments pour désarmer le lecteur-spectateur avant que ce dernier ne soit pris de vertige, découvrant que l’auteur nous tend un miroir où nous voyons nos rêves, ceux que nous avons réalisés et les autres…

Dans son œuvre aux multiples facettes (qu’il a débutée il y a près d’un demi-siècle avec une pièce de théâtre au titre prémonitoire Scènes de la vie quotidienne parue en 1976) Daniel Simon démontre qu’il appartient de plain-pied à la littérature de l’exigence et de l’intransigeance. Nous avons souvent salué le travail de ce déchiffreur des complexités qui nous hantent, de ce découvreur des cavernes qu’il éclaire pour nous, de ce poète au lyrisme étincelant. Il n’est pas une œuvre (roman, nouvelle, poèmes, théâtre) qui n’ait été écrite sans plonger la plume dans cet encrier sans fond qu’est le coeur battant d’un être sincère et entier. Sa voix grave tonitrue aussi lorsqu’il enregistre des textes pour la radio, ou anime des ateliers d’écriture. C’est à la fois un passeur, un diseur, un  « Gueuleur »  si on pouvait du gueuloir de Flaubert extraire ce néologisme.

Comme pour beaucoup de ses confrères et consoeurs, une brume silencieuse entoure la sortie de ses livres (qu’il en soit l’auteur ou l’éditeur). Ceci  n’a pas aigri Simon qui continue, sans désemparer, d’écrire, publier et se battre pour que comme lui, d’autres découvrent ce qu’il appelait dans un de ses essais, les positions de lecture qui sont autant de « retraits du réel » que d’affrontements à celui-ci.

Daniel Simon nous surprend quelles que soient les fenêtres qu’il ouvre sur le monde : ses propres romans et nouvelles, ceux qu’il édite, met en scène, met en ligne sur son blog, partage sur sa page Facebook. Ses grands yeux, tels ceux d’un oiseau de nuit, toujours aux aguets veillent à ne rien perdre de ce qu’il faut dénoncer ou applaudir, et qu’il transforme avec des mots qui sont autant de balises pour nous aider à piloter au milieu des vagues scélérates et des lâches ouragans, l’esquif de nos consciences.

Dans son recueil au titre générique polyvalent de  Courts-Circuits , sont réunis des aphorismes, les « courts-circuits »   et des récits courts, placés sous l’enseigne passe partout de L’un dans l’autre.

On sait combienl’aphorisme est un exercice difficile. Il se veut à la fois fermé sur lui-même, parce qu’arrivé à l’expression la plus radicale et définitive d’une sensation. Mais, par nature, il ne peut être qu’ouvert à tout ce qu’il inspire après sa lecture. Cette  sensation est d’autant plus difficile à engendrer, qu’elle exige une capacité d’éliminer toute fioriture, toute la graisse qui encombre la phrase. Daniel Simon possède assez de radicalité pour y arriver souvent et cela est réjouissant, en particulier lorsque l’écrivain s’attaque à son art : l’écriture. Il y réussit aussi avec une force exemplaire lorsqu’il évoque le passage du temps, une thématique que l’on retrouvera dans C’est ici le recueil publié simultanément (voir ci-dessous). S’il fallait n’en citer qu’un, ce serait celui-ci : Un enfant s’arrête et regarde ce que nous n’avons pas été.

Choisi au moment d’écrire cet article, cet aphorisme nous semble réunir ce que nous percevons de Daniel Simon : la poésie sobre, le récit court (on dirait une nouvelle), une certaine nostalgie sépulcrale, la lucidité révoltée…

Dans la seconde partie du recueil (L’un dans l’autre) nous retrouvons un Daniel Simon autant essayiste que nouvelliste. La source principale et obsédante de son inspiration est la littérature, examinée sous tous les angles : son inspiration, son utilité, sa place dans le monde. Cela vaut au lecteur quelques textes amers sur la littérature d’aujourd’hui, éclairés par la lueur de ce qu’elle aurait pu être lorsque l’auteur en rêvait dans l’adolescence, à l’âge où tout semblait accessible : « Il y a des livres que je crois avoir lus, qui m’ont bouleversé, que je raconterais de bout en bout, dont certaines phrases traversent mes rêves et m’aident à écrire ce que je poursuis dans le refuge de ma tanière »

Quant au recueil poétique C’est ici (Éditions du dessert de lune, 2025) il s’ouvre dans l’amitié d’une préface de Kenan Gorgun et par un exergue flamboyant de Kenneth White.

« On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ici ainsi sans souffler mot ». Extrait du 13e chapitre du livre Dérives, cet hommage au concepteur de la « géo-poétique », ne pouvait être mieux choisi pour préparer le lecteur à un nouvel univers littéraire, entrelaçant, dans des textes courts, cette fulgurance qui transcende la perception poétique du monde.

Je ne sais si Daniel Simon a croisé la route du poète écossais,  mais je suis persuadé, lisant l’un et l’autre, qu’ils convergeraient dans ce que la poésie est au-delà des mots, la matière incandescente du regard porté sur le monde. Le poète belge semble écrire en écho à l’exergue de White cette entrée en matière, prologue au recueil : (…) alors de poésie, parfois, je me fais un manteau et passe mon chemin vers des hommes lointains. Cette lampe dans le ciel que je vois chaque nuit, cet avion qui passe au-delà de la ville, ces hommes assis là-haut qui me dévisagent en feuilletant le magazine qui s’est glissé entre la mort et nous.

Il n’est pas dans ce recueil un poème qui ne nous ait ému. Que ce soit par le témoignage récurrent de l’affrontement à l’écriture (« un livre qui s’écrit lentement/ sans trucs ni ficelles (…) »/), l’omniprésence de la nuit , le départ, la fin, on dirait  du Cendrars comme souvent chez Simon, la mort, l’amour,  ici on dirait Ferré, la nuit la fin « sans le pâle regret/ des noces du matin », le chagrin stupeur secrète, la volonté d’écrire pauvre, d’écrire un poème sur personne, ici on dirait Flaubert, mais toujours et encore  « le chant secret d’une fertile espérance ».

Voici quelques vers, quelques sensations de lecture que j’aurais soumis au lecteur pour l’inciter, micro ouvert, à évoquer ce qui a inspiré cette œuvre dont l’aboutissement est incontestable.Le hasard a fait que nous avons renoncé à cet entretien. C’est sans doute le signal invitant à s’en tenir au livre lorsque celui-ci contient toutes les réponses, si tant est qu’il y eut de véritables questions à celui qui observe, sans rancune apparente : « nous poussons devant nous/ la grande roue de la meule/ sans broncher »

Jean Jauniauxle 13 juillet 2025. 

Et hic est finis nuntiatus

Quatrième de couverture de C’est ici sur le site des Carnets du dessert de lune

Daniel Simon fait partie de ces auteurs profondément émouvants et son dernier livre vient encore le confirmer. Au-delà de la tendresse même de sa langue, il y mène une réflexion profonde et lucide sur le peu qu’il nous reste une fois le chemin parcouru. Nostalgique, oui, mais pas seulement. Même si « le temps s’est pris les pieds dans le tapis de l’impuissance », ce qui nous touche ici, au lieu de nous faire miroiter un passé qui aurait été meilleur, c’est le besoin de refaire union avec ce qui vit encore, s’éloigner doucement des lumières avec le souci permanent de « ne pas esquiver ce qui meurt, ne plus séparer le monde qui s’en va ».c« C’est ici » est un livre ouvert qui ne se referme pas sur lui-même et qui ne veut surtout rien empêcher de ce qui viendra. Un livre tout en finesse et un bel hommage rendu à la vie, avec délicatesse et modestie.

Quatrième de couverture de Courts circuits sur le site de Cactus inébranlable Éditions :

Le court-circuit n’est pas un circuit court, mais plutôt l’interruption de la circulation…
L’aphorisme m’apparaît comme un trou dans la circulation commune, une obstruction ou un détournement quand la langue prend la pensée par surprise à contre-pied, en contrepoint. Il déborde, il discrimine, il rogne, il en profite, c’est une forme de contrepoison du temps.
Ces aphorismes sont suivis, d’une suite de récits, « L’un dans l’autre », comme on dit quand on généralise… de mauvaise foi.