Toutes les occasions sont bonnes pour se replonger dans « le » livre par excellence : « L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche »
La Pléiade nous offre une de ces occasions à ne pas manquer : le roman de Cervantès reparaît dans la traduction ( ou plus précisément dans « une version mise à jour » ) de Claude Allaigre, Michel Moner et Jean Canavaggio, ce dernier signant la préface. La précédente traduction dans la Pléiade datait de 1949 et était présentée et annotée par Jean Casson. La traduction en avait été assurée par Jean Casson, César Oudin et François Rosset.
Nous avons rencontré Jean Canavaggio : professeur émérite à la Sorbonne, membre correspondant de la Real Academia de la Lengua et de la Real Academia de la Historia (Madrid) et honorary fellow de l’Hispanic Society of America (New York), il dirigeait déjà l’édition de Don Quichotte dans La Pléiade en 2001. Nous avons évoqué avec celui qui fait autorité dans les études cervantiennes ces nouvelles lectures auxquelles nous invitent les nouvelles traduction un des livres les plus lus et adaptés au monde.
Jean Canavaggio, dans un avertissement au lecteur de cette « version mise à jour », s’explique sur la démarche qu’il a entreprise : « Notre propos n’a pas varié : d’une part, respecter la spécificité d’un texte qui, au fil des siècles, a acquis une patine dont on ne saurait le dépouiller si l’on veut préserver (…) ce regard particulier qu’exige du lecteur actuel toute oeuvre du passé ; en même temps se garder aussi bien d’une transposition archaïque (…) que d’une version dans le goût d’aujourd’hui, soumise aux caprices de la mode et condamnée de ce fait à un prompt oubli. Un tel équilibre n’est pas aisé à trouver ; c’est pourtant sur lui que s’est fondé notre choix d’un rajeunissement discret. »
Ce que nous avons lu déjà, nous « lecteur oisif » (ainsi que nous désigne Cervantès au début de son prologue), nous a convaincu et de la nécessité de ce rajeunissement et de sa réussite. L’équilibre semble avoir été trouvé. A titre d’exemple voici la même phrase dans sa version de 1949 :
« Il faut donc savoir que le temps que notre susdit gentilhomme était oisif (qui était la plupart de l’année) ; il s’adonnait à lire des livres de chevalerie avec tant d’affection et de goût qu’il oublia quasi entièrement l’exercice de la chasse… »
et dans celle de l’édition de 2015 :
« Or il faut savoir que notre gentilhomme, dans les moments où il était oisif – c’est à dire le plus clair de l’année – s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse… »
Il y avait déjà en français différentes versions disponibles depuis la première en date, parue en 1614 soit 9 ans après la parution de la Première Partie du roman de Cervantès et un ana avant la parution de la seconde partie qui ne sera publiée en français qu’en 1618. (nous sommes allés à leur recherche sur wikipedia)
Cervantes, L’ingénieux don Quixote de la Manche (vol. 1), traduit par César Oudin, Paris, 1614
Cervantes, L’ingénieux don Quixote de la Manche (vol. 2), traduit par François de Rosset, 1618.
Cervantes, Don Quichotte de la Manche, traduit par Jean-Pierre Claris de Florian, publication posthume en 1798, rééd. librairie Garnier Frères.
Cervantes, Histoire de Don Quichotte, Bibliothèque rose illustrée, édition de 1924.
Cervantès, Don Quichotte de la Manche, trad. par Louis Viardot, Lausanne, Éditions Rencontre, 1967, 2 vol. (592 et 644 p.)
Cervantès, Don Quichotte de la Manche, trad. par Jean Cassou, sur base du travail de César Oudin, éd. 1949, rééd. Gallimard, Folio, 2001, 2 vol. de 640 p.
Cervantès, Œuvres romanesques complètes, T. I, Don Quichotte, précédé de La Galatée ; T. II, Nouvelles exemplaires, suivies de Persilès et Segismunda, introduction, traduction et notes sous la direction de Jean Canavaggio, avec la collaboration de Claude Allaigre, Michel Moner et Jean-Marc Pelorson, Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, 2 vol. (1728 et 1072 p.)
Cervantès, Don Quichotte de la Manche, trad. par Jean-Raymond Fanlo, éd. Livre de Poche, La Pochotèque, 2008, 1250 p.
Cervantès, Don Quichotte de la Manche, trad. d’Aline Schulman, éd. Points 2005
Edmond Morrel, novembre 2015
« Don Quichotte lui-même, au seuil de la « Seconde partie » (1615), n’en croit pas ses oreilles : « Il est donc vrai qu’il y a une histoire sur moi ? » C’est vrai, lui répond le bachelier Samson Carrasco, et cette histoire – la « Première partie » du Quichotte, publiée dix ans plus tôt –, « les enfants la feuillettent, les jeunes gens la lisent, les adultes la comprennent et les vieillards la célèbrent ». Bref, en une décennie, le roman de Cervantès est devenu l’objet de son propre récit et commence à envahir le monde réel. Aperçoit-on un cheval trop maigre ? Rossinante !
Quatre cents ans plus tard, cela reste vrai. Rossinante et Dulcinée ont pris place dans la langue française, qui leur a ôté leur majuscule. L’ingénieux hidalgo qui fut le cavalier de l’une et le chevalier de l’autre est un membre éminent du club des personnages de fiction ayant échappé à leur créateur, à leur livre et à leur temps, pour jouir à jamais d’une notoriété propre et universelle. Mais non figée : chaque époque réinvente Don Quichotte.
Au XVIIe siècle, le roman est surtout perçu comme le parcours burlesque d’un héros comique. En 1720, une Lettre persane y découvre l’indice de la décadence espagnole. L’Espagne des Lumières se défend. Cervantès devient bientôt l’écrivain par excellence du pays, comme le sont chez eux Dante, Shakespeare et Goethe. Dans ce qui leur apparaît comme une odyssée symbolique, A.W. Schlegel voit la lutte de la prose (Sancho) et de la poésie (Quichotte), et Schelling celle du réel et de l’idéal. Flaubert – dont l’Emma Bovary sera qualifiée de Quichotte en jupons par Ortega y Gasset – déclare : c’est « le livre que je savais par cœur avant de savoir lire ». Ce livre, Dostoïevski le salue comme le plus grand et le plus triste de tous. Nietzsche trouve bien amères les avanies subies par le héros. Kafka, fasciné, écrit « la vérité sur Sancho Pança ». Au moment où Freud l’évoque dans Le Mot d’esprit, le roman est trois fois centenaire, et les érudits continuent de s’interroger sur ce qu’a voulu y « mettre » Cervantès. « Ce qui est vivant, c’est ce que j’y découvre, que Cervantès l’y ait mis ou non », leur répond Unamuno. Puis vient Borges, avec « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » : l’identité de l’œuvre, à quoi tient-elle donc ? à la lecture que l’on en fait ?
Il est un peu tôt pour dire quelles lectures fera le XXIe siècle de Don Quichotte. Jamais trop tôt, en revanche, pour éprouver la puissance contagieuse de la littérature. Don Quichotte a fait cette expérience à ses dépens. N’ayant pas lu Foucault, il croyait que les livres disaient vrai, que les mots et les choses devaient se ressembler. Nous n’avons plus cette illusion. Mais nous en avons d’autres, et ce sont elles, peut-être – nos moulins à vent à nous –, qui continuent à faire des aventures de l’ingénieux hidalgo une expérience de lecture véritablement inoubliable. »