« Ce que le fleuve doit à la plaine » un roman d’Alain Lallemand aux Editions Weyrich.

On ne peut être journaliste d’investigation ou grand reporter sans être écrivain. Les grands anciens, lorsque les réseaux instantanés n’avaient pas encore submergé l’actualité de fake news, d’A.I. et autres détournements du réel, mériteraient d’être relus s’il fallait s’en convaincre. Les Londres, Kessel, Colette, Camus, Mauriac, pour n’en évoquer que quelques uns, transcendaient les compte-rendus de l’actualité pour raconter des événements dans leur complexité, dans leur environnement -humain, géopolitique, social- et transmettre l’émotion qu’ils ont inspiré à ces témoins privilégiés.

Dans une parution récente, Colette Braeckman avait composé avec Mes carnets noirs un récit autobiographique particulièrement sensible, traversant l’histoire d’un demi-siècle depuis son enfance dans la rue du Silence à Uccle, jusqu’aux épisodes les plus marquants de l’Histoire des XXe et XXIe siècles. Nous avions évoqué ce livre paru chez Weyrich

Alain Lallemand, grand reporter, journaliste d’investigation, aujourd’hui chargé des chroniques culturelles du quotidien belge Le Soir est entré en littérature il y a presque 20 ans en publiant chez Luce Wilquin son premier « récit », N’oubliez pas le guide qui anticipait l’écriture romanesque à venir avec La femme héroïne (2007, Luce Wilquin), Ma plus belle déclaration de guerre (2014, Luce Wilquin), Et dans la jungle, Dieu dansait (2020, Le livre de poche) ), L’homme qui dépeuplait les collines (2020, JC Lattès).

On saluera ici l’initiative d’Olivier Weyrich d’inscrire dans le catalogue de sa collection littéraire Plumes du Coq , le dernier ouvrage en date d’Alain Lallemand: Ce que le fleuve doit à la plaine. Dans son avant-propos, le journaliste-écrivain évoque Rudyard Kipling en Afghanistan et, de façon plus inattendue, Jean Giono et Le chant du monde, une épopée lyrique que le romancier de Manosque qualifiait de nouvelle guerre de Troie. C’est que l’un et l’autre se trouvent sur cette ligne de crête qui anticipe les affrontements telluriques entre les « démons identitaires ». S’inspirant des reportages qu’il effectua en 2014 en qualité d’envoyé spécial en Crimée, Lallemand écrit le roman de ce qui allait préfigurer la guerre totale à laquelle nous assistons aujourd’hui, dans sa forme la plus spectaculairement tragique, et qui débuta par les incursions scélérates et sournoises de « mystérieux hommes en armes, sans grade ni insigne ». Plutôt que de raconter en usant du grand-angulaire, le romancier approche « au plus près du souffle de la bombe » (comme il le recommande dans une étude sur le journalisme narratif); il crée les protagonistes d’une fresque romanesque où chaque personnage – Cosaque, Tatar, Russe, Ukrainien- vit, entre le 21 février et le 16 mars 2014, ce qui engendrera la première guerre européenne (mondiale ?) du XXIe siècle.

Le roman offre au lecteur une irremplaçable grille de lecture des informations qui chaque jour surviennent d’Ukraine ou de Russie, sous forme d’images d’un autre âge de villes en ruines et d’exodes civils, de crimes contre l’humanité, d’atteintes à la liberté d’expression. En ces temps où la désinformation prévaut dans ses formes les plus sournoises et pernicieuses, le roman devient le seul, grâce à la paradoxale vérité de la fiction, mais aussi grâce à la narration à hauteur d’homme, de femme, d’enfant, à être en mesure de lever le voile sur l’apocalypse avant qu’elle ne survienne. Le lecteur aura aussi la curiosité de revenir à la chronologie des événements qui ont engendré la guerre d’invasion en Ukraine: les velléités pro-européennes de l’Ukraine exacerbées lors de la nuit de Maïdan (18-19 février 2014), l’arrivée des « petits hommes verts » en Crimée, puis l’annexion de la péninsule, que suivra la guerre du Donbass…

Un roman, c’est une géographie, un temps, des personnages, mais aussi une écriture. Ici, Lallemand excelle à exprimer dans une langue au lyrisme contenu, d’autant plus efficace, déployant une formidable puissance d’évocation des lieux, des traditions, mais aussi des ambitions et de la violence des confrontations. On dirait à certains moments particulièrement inspirés, lire des fragments des récits et nouvelles de Tchékhov, Gogol, Tourguéniev.

Nous formons le voeu que ce roman salutaire trouve bien vite des traducteurs et éditeurs qui le diffuseront en ukrainien et en russe, ces langues et ces racines auxquelles le roman semble se nourrir de sa puissance littéraire.

Jean Jauniaux, le 19 février 2024.

Nous avions interrogé en 2020 (dans le cadre d’une série initiée pour PEN Club Belgique) , Alain Lallemand à propos des entrelacements entre la démarche du « reporter » et du « romancier ». L’occasion est ici donnée de ré-écouter l’écrivain.

Sur le site des Editions Weyrich

« Crimée, février 2014. De « petits hommes verts bien polis » prennent le contrôle du Parlement, encerclent les bases militaires, les aéroports. Les communications sont coupées. L’invasion russe aurait-elle commencé ? Les jeunes sœurs Roudakova ne s’inquiètent pas pour leur ferme, mais tremblent pour leurs amants. Cœur cosaque, Oleg va devoir combattre ses frères de sang ; Kash, l’ami Tatar, devine déjà que sa communauté connaîtra un nouvel exil. Dans l’ombre et la lumière, chacun se cherche des protecteurs. À l’aube de ce récit, un premier corps est retrouvé dans le fleuve Alma : un jeune Tatar… »