By Jove, Floc’h !

 « L’art de la guerre » : Les aventure de Blake et Mortimer par Floc’h

On ne dira jamais assez combien Floc’h a contribué à faire du 9e art un art à part entière. Sans doute ceci tient-il à ce que le dessinateur, peintre, illustrateur développe à chaque étape de son œuvre, une singularité exceptionnelle. Celle-ci se manifeste ici avec une force d’autant plus stimulante que ce nouvel album s’inscrit dans la série des Aventures de Blake et Mortimer, c’est-à-dire dans une charte exigeante de codes narratifs, visuels, temporels. Outre l’affrontement à pareilles exigences qui touchent aux personnages clés, à l’époque des événements (qui doit coïncider à la période pendant laquelle les deux « héros » sont actifs), au style de dessin etc, l’exigence muette d’un lectorat de plusieurs générations est à tenir en compte.

Parmi les « suites », aux qualités inégales, données aux personnages et à l’univers d’Edgar P. Jacobs, l’album signé François Schuiten, Etienne Schreder et Jaco Van Dormael (scénario) avait échappé à l’enfermement dans la tradition. Schuiten a littéralement immergé les personnages de Jacobs dans ses propres Cités obscures. De cet entrelacement de deux imaginaires est né un des albums les plus originaux de l’ « après-Jacobs »…

C’est peu dire qu’on attendait l’album de Floc’h et des scénaristes Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet avec qui il s’est associé pour la circosntance. On devait déjà à ces derniers l’album Huit heures à Berlin, dessiné par Antoine Aubin.

Sous le titre de L’art de la guerre, ce 30e album est à n’en pas douter celui qui, tout en s’inscrivant dans le lignage des premiers ouvrages, les originaux de Jacobs, réussit à sublimer ce qui constituait le génie des premières histoires. Ceux qui ont conservé le souvenirs de ces lectures compulsives du Mystère de la grande pyramide etdu Secret de l’Espadon verront au fil des pages de L’art de la guerre se renouveler la fascination hypnotique ressentie alors. Et le récit, et la structure dramatique de sa construction et, enfin et surtout, le dessin de chacune des vignettes happent littéralement le regard par leur intensité, leur justesse, leur allégresse à raconter le récit de cette trentième aventure !

La première lecture, rapide, dévorante, permet de connaître l’énigme, d’en apprécier les affrontements entre Blake, Mortimer et leur ennemi de toujours le démoniaque Olrik, et d’applaudir à la victoire des bons sur le méchant dans un huis clos dont les décors se succèdent à New-York.

Vient ensuite cet instant savoureux entre tous, où l’on reprend l’album à son début après avoir examiné plus attentivement la couverture où Blake et Mortimer arpentent la 5e Avenue à New-York. Tout est déjà dans cette image : la « ligne claire » idéale pour figurer la grosse pomme, la silhouette, la dégaine et le visage des deux héros commentant un danger imminent pour l’humanité, annoncé en première page du New-York Times, les détails qui enchantent le regard comme l’aubette du marchand de journaux, le taxi jaune, la borne d’incendie, les enseignes des hôtels Claridge, Astor, Loew’s… On se souvient alors du génie si singulier de Floc’h pour dessiner les villes, ou plutôt, pour les donner à voir et à ressentir en quelques traits. On lui doit un exceptionnel Édinbourg dans la collection des Carnets de voyage Louis Vuitton, un autre « guide » du Pays basque où il vit aujourd’hui, mais aussi, souvenons-nous, des paysages anglais et des rues londoniennes (dans la série Seven Oaks) ou des couvertures et affiches confiées à Floc’h : tout est l’exacte représentation des lieux, mais tout est également réinventé par la grâce du trait, des couleurs, de cette atmosphère si volatile qu’on appelle le génie des lieux et que l’artiste capture d’un trait d’encre.

New-York est ainsi le lieu objectif, réel de l’action à venir. Il en est un autre qui relève à la fois de la géométrie et du symbole : le siège des Nations Unies annoncé dès le premier échange entre Blake  et Mortimer comme destination finale des deux amis.

Dès la première page, deux éléments qui font de celui-ci l’album « parfait » de la série apparaissent : le format des vignettes et l’allègement du texte.

Les vignettes au format établi d’après le dessin (et pas l’inverse comme on en a parfois l’impression) s’adaptent au décor et mettent en évidence, suivant les cas, l’intensité dramatique, l’humour, la beauté plastique des situations et des confrontations. Ainsi, en 5 vignettes, la première page crée cette atmosphère « floc’h-ienne » qui nous rend le récit au plus proche de la lecture.

L’allègement du texte permet lui aussi d’accorder au dessin sa place essentielle. On se souvient des premiers albums de Jacobs où des commentaires interminables et des dialogues invraisemblablement longs  distrayaient l’attention qui allait du texte à l’image, négligeant parfois la seconde au profit du premier, laborieux et envahissant. Rien de cela ici : le récit s’écrit en phrases courtes et nettes ; les dialogues ne s’embarrassent pas des tics explicatifs de Jacobs. Ici, priorité à la mise en images de l’action, au jeu des lumières, à la dynamique des mouvements. Le nombre et le placement des vignettes conduit le récit, laissant au lecteur le bonheur de déchiffrer chaque dessin, d’en savourer le dispositif scénique, de se rassasier de chaque détail.

Un effet de ce style est de rendre aux personnages une force décuplée d’expression, retrouvant ainsi, dans les gros plans par exemple, ou dans les scènes d’action et de suspens, la manifestation sans fard et sans texte superflu des sentiments et réactions de chacun : la folie d’Olrik, le sérieux de Blake, l’impulsivité de Mortimer sont exprimés avec une évidence jubilatoire.

Quelques indices dans le récit (la Fleetline Chevrolet d’un agent du FBI, la nouveauté du bâtiment des Nations-Unies , inauguré en 1951) situent l’action au début des années cinquante. On devine la jubilation de Floc’h à évoquer, au détour d’une case de transition, un tableau de Hopper en bord de route, un décor « vintage » dans le hall d’un hôpital, les boîtes Campbell de Warhol, mais on salue aussi l’intégration parfaite du récit (somme toutes attendu s’agissant de Blake  et Mortimer  face à Olrik) dans son décor et dans son temps.

Avec « L’art de la guerre » , Floc’h nous donne une version incandescente de l’univers créé par Jacobs. Il rend à son prédécesseur le plus puissant des hommages en le recréant, ici, de toutes pièces, plutôt que d’en développer une ènième variation. Floc’h l’annonce d’emblée : il ne fera pas d’autres suites. Mais on peut gager que les prochains « Blake et Mortimer » se feront dans l’ombre de celui-ci qui s’est magnifiquement détaché des contraintes. C’est sans doute cela le secret de Floc’h : la liberté ! Elle nous enchante.

Jean Jauniaux, le 11 novembre 2023.

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