« De Julien Gracq à André Delvaux », un essai indispensable, stimulant et historique de Philippe Reynaert à propos de « Rendez-vous à Bray » aux Editions du CEP.

Nourri d’ archives photographiques inédites du cinéaste – archives conservées par sa fille, Catherine Delvaux -, orné d’une préface érudite et enthousiaste de Richard Miller, l’essai que Philippe Reynaert consacre à la genèse du film Rendez-vous à Bray, inspiré de la nouvelle Le Roi Cophetua ravira autant les cinéphiles que les passionnés de littérature. Deux lettres que le lecteur découvrira en fin d’ouvrage, éclairent d’une lumière singulièrement réconfortante le travail mené à bien par le jeune Philippe Reynaert : une lettre d’André Delvaux (à l’image du réalisateur: complète, détaillée, érudite, référencée) mais surtout une lettre de Julien Gracq soulignant avec la générosité des grands artistes la qualité du travail de Reynaert. Votre travail éclaire fort justement et parfois savamment, les modalités de ce passage d’une oeuvre à l’autre, passage qui est forcément, s’il doit être efficace, une transmutation.

Écrit par celui qui était alors étudiant terminant sa « licence » en philo et lettres, le livre édité aujourd’hui au CEP est le « mémoire de fin d’études » que Reynaert rédigea en 1977 soit 6 ans après la réalisation du film Rendez-vous à Bray par un cinéaste « nouveau venu » (il n’avait alors réalisé « que » deux long-métrages) qui obtint, au Festival de Cannes, le prestigieux Prix Louis Delluc. L’intérêt de l’étude menée par Reynaert, comme le soulignent avec beaucoup de pertinence la préface de Richard Miller mais aussi l’avertissement de l’auteur (près de 50 ans après avoir écrit son essai) est, entre autres, d’avoir dû littéralement inventer la méthode d’investigation, les outils théoriques, les instruments d’analyse. L’éditeur Richard Miller se réjouit du choix de son auteur de ne pas actualiser le texte initial, de ne pas l’équiper des éléments nouveaux que les théoriciens du septième art mettent aujourd’hui à disposition dans toutes les strates des sciences humaines ou des recherches esthétiques. Quant au Richard Miller, cinéphile et philosophe, il ne manque pas d’identifier dans ce nouveau titre des Editions du CEP une démonstration supplémentaire de la pertinence de sa propre thèse de doctorat en philosophie concernant « L’imaginisation du réel ». Il en propose une synthèse singulièrement stimulante: ce qui selon moi définit notre humanité (est que) nous ne voyons jamais la réalité mais toujours « l’image » de la réalité.

Reynaert qui connaissait admirablement l’oeuvre de Gracq envisageait de consacrer son mémoire à une étude littéraire. On se réjouit aujourd’hui que son directeur de mémoire, le sémiologue Maurice-Jean Lefebvre lui ait suggéré d’abandonner son projet initial pour « étuder le passage d’un langage à l’autre dans l’adaptation qu’en a faite le cinéaste ». Ce changement de cap nous vaut aujourd’hui de pouvoir découvrir une véritable « leçon de cinéma », ou plutôt une master-class consacrée à ce que Gracq nommait , nous l’avons indiqué en ouverture, ce passage qui est forcément, s’il doit être efficace – une transmutation. Les cinéphiles qui s’intéressaient à cette problématique dans les années 70, retrouveront avec une certaine nostalgie les références auxquelles le jeune diplômé fait appel, en les commentant ou en les critiquant. On retrouve les noms des sémiologues (Edgar Morin) , des critiques de cinéma de l’époque (Jean de Baroncelli, Denis Marion, Jean-Loup Passek etc), des revues qui accueillaient à l’époque des analyses en profondeur du septième art (Positif, Les Cahiers du cinéma etc). On retrouve aussi l’irremplaçable finesse d’analyse et érudition d’un Jacques De Decker qui étudie aussi bien le film que la nouvelle, s’entretient avec Gracq autant qu’avec Delvaux, identifiant chez chacun les complicités esthétiques et littéraires qu’il met en lumière.

Reynaert invite le lecteur à se doter d' »une solide dose d’indulgence voire de mansuétude » pour passer outre les exigences et les scrupules qui obligent à un style parfois « technique ». Après lecture, rassurons le jeune auteur: il y a dans ce livre une invitation si fervente à aimer le cinéma et la littérature, leurs entrelacements et complicités narratifs, que l’on se réjouit de découvrir, à partir de l’exemple de Rendez-vous à Bray le regard que leur porte celui qui fera carrière de son amour du septième art. Au-delà de ceci, l’intérêt est constant à la lecture des analyses que nous propose Reynaert: « Lecture du film », « Représentation des parallèles », « Métamorphoses du « Je », « Le littéraire, le cinématographique et le reste » sont autant d’intitulés de chapitres qui donnent l’occasion à Reynaert, à partir de la lecture parallèle de Gracq et de Delvaux, d’explorer, exemples à l’appui, les deux langages et leurs instruments respectifs: narration, construction, montage, personnages, objets et décors…tout est matière à la curiosité contagieuse de celui qui deviendra l’homme aux lunettes blanches.

Jean Jauniaux, le 5 avril 2023.

https://youtu.be/LHgitSS6SFA
https://youtu.be/xdsCNAtsKn0

Pour prolonger la lecture de l’essai nous vous proposons une entretien avec Philippe Reynaert et avec son éditeur Richard Miller, mais aussi, ci-dessous de retrouver Jacques De Decker qui évoque cette adaptation de la nouvelle Le Roi Cophétua en nous racontant une rencontre à Paris avec Julien Gracq qui eut lieu, hasard aidant, à l’époque où André Delvaux tournait une séquence de son film dans le décor de la Gare d’Orsay. On invitera aussi la lecteur à lire le numéro spécial de la revue Marginales consacré en 1970 à Julien Gracq, numéro spécial qui n’avait pas échappé à l’époque au jeune Reynaert.

Voici ce souvenir raconté par Jacques De Decker :

 » (Je suis) allé le voir dans son appartement qui était près de la fontaine des Quatre Saisons. C’était un petit appartement au dernier étage d’une maison assez étroite. Au rez-de-chaussée, il y avait une poissonnerie. C’est resté un peu olfactivement dans mes souvenirs et au quatrième étage, il habitait un appartement qui m’a tout de suite donné l’impression d’être un appartement d’une entretenue. Comme si cet appartement était occupé ou avait appartenu à une cocotte qui avait un généreux protecteur et qu’il lui avait laissé cet appartement. Cet appartement était très féminin dans son aménagement mais c’était pas du tout dû à Gracq parce que je crois qu’il était assez indifférent à ça. Il avait pris l’appartement comme il l’avait trouvé avec longues tentures en brocart et des petits meubles en acajou. Il m’a reçu, on a discuté, il était extrêmement simple, sans la moindre morgue et comme je l’ai réentendu récemment dans un des très rares enregistrements que l’on a de sa voix, il avait un petit accent parigot, très parisien. À ce moment-là se tournait justement le film d’André DELVAUX qui filmait les intérieurs dans ce qui a servi longtemps de studio de cinéma à Paris: la gare d’Orsay. Entre le moment où la gare d’Orsay a été désaffectée comme gare et le moment elle est devenue musée, elle a été un hangar dont les cinéastes se sont servis. Orson Welles a tourné Le Procès  là-bas. André Delvaux a tourné les intérieurs de Rendez-vous à Bray. C’était à deux cent mètres de l’endroit où habitait Gracq! Je lui dis : « Alors, vous allez aller sur le tournage ? », il me dit : « Non, non je n’irais pas, je fais entièrement confiance à André Delvaux, ça se passera très bien mais je ne me mêlerais pas du tout de ça. ».

Nous évoquons alors la nouvelle dont Delvaux était parti, Le roi Cophetua, une des nouvelles de La presqu’île. On parle du tableau de Edward Burne-Jones qui inspire la nouvelle. Le hasard fait que j’avais apporté une carte postale qui représentait ce tableau. Je la lui montre . Il la regarde et il reste un bon moment silencieux. « C’est quand même extraordinaire, je n’ai même pas consulté un livre ou quoi pour revoir ce tableau quand j’ai écrit cette nouvelle. J’ai fait ça entièrement du souvenir que j’en avais gardé. Eh bien je m’aperçois qu’en fait dans mon souvenir, ce tableau était un tableau oblong horizontal alors qu’en fait il est vertical ». Il est resté comme ça un moment, à rêver sur les aléas de la mémoire, c’est le moment que je retiens le plus. »

Sur le site de l’éditeur:

« De l’écrit à l’écran Rendez-vous à Bray, le chef-d’oeuvre du cinéma belge »

André Delvaux est sans conteste le père fondateur du cinéma belge contemporain. Après avoir secoué le monde des Festivals en 1965 avec L’Homme au  Crâne rasé et séduit la critique parisienne en 1968 avec Un Soir, un Train, il s’impose, en 1971, sur la carte mondiale des auteurs avec Rendez-vous à Bray  qui décroche en France le 1er Prix Delluc encore jamais attribué à un non-Français. Ce film est une adaptation d’une nouvelle de Julien GracqLe Roi Cophetua, parue un an plus tôt, dans le recueil La Presqu’île.

Philippe Reynaert, l’homme aux lunettes blanches, qui, pendant 30 ans, fut le visage cinéphile de la RTBF avant de fonder et de prendre, durant 20 ans, la direction de Wallimage, le fonds d’investissement audiovisuel de la Wallonie, revient dans cet ouvrage sur l’extraordinaire travail de transposition opéré par Delvaux sur le texte de Gracq. Son analyse reprend un mémoire rédigé en 1977 à la fin de ses études de Philo et Lettres à l’ULB. La pertinence de son propos qui décortique, étape par étape, le processus de transmutation qui permet à un texte très littéraire de devenir un scénario extrêmement visuel, fait de ce livre une référence éclairante pour quiconque se passionne pour la critique de cinéma et le passage d’un langage à l’autre.

Parution : Mars 2023 (belgique)
ISBN : 978-2-39007-071-9