« Nécrologies » la réédition d’un recueil de nouvelles de Pierre Mertens: une occasion d’évoquer les éditions de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique…

C’est en 1977 que parurent pour la première fois les Nécrologies de Pierre Mertens aux Editions Jacques Antoine dont Jean-Luc Outers, dans sa préface, souligne « le rôle considérable dans le rayonnement des lettres françaises de Belgique ». (Nous publions ci-dessous le texte intégral de la préface de Jean-Luc Outers)

On doit notamment aux Editions Jacques Antoine, deux collections dédiées aux écrivains francophones belges. Dans le catalogue de « Passé Présent » paraîtront , dans les années 70-80, des oeuvres d’auteurs patrimoniaux comme Maurice Maeterlinck, André Baillon ou Camille Lemonnier, mais également des contemporains comme Marie Gevers, Lucienne Desnoues, Hubert Krains, Marcel Lecomte, Guy Vaes, Stanislas-André Steeman et Pierre Mertens. Quant à l’enseigne des « Ecrits du Nord » elle accueillera Gaston Compère, la poète Lucie Spède, Guy Vaes, Jean Muno…et la première pièce de théâtre de Jacques De Decker, Petit matin.

La réédition de Nécrologies s’inscrit aujourd’hui dans le programme éditorial de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. Qui s’intéresse à la littérature belge francophone ne manquera pas de consulter le catalogue de l’Académie et d’y trouver à la fois des rééditions de fiction ou d’essais littéraires, de biographies (dans lesquelles il convient de placer les discours de réception des nouveaux membres de la société, dont on sait qu’ils sont double: présentation du nouvel académicien et hommage par ce dernier de son prédécesseur) mais aussi d’inédits (comme les « Impromptus » ou les « collectifs » consacrés à des thématiques comme « littérature et jazz », « littérature et médecine »).

A (presque) un demi-siècle de distance, se succèdent ainsi deux entreprises éditoriales qui donnent l’occasion au public d’avoir accès à cette « littérature française de Belgique » dont Pierre Mertens est un des représentants remarqué autant par la diversité de sa bibliographie (essais, romans, nouvelles, théâtre, livret d’opéra…sans compter l’immense production critique parue dans les colonnes du journal Le Soir). On ne manquera pas, pour mieux connaître l’archipel qu’est son oeuvre, de lire la biographie que lui consacre l’écrivain Jean-Pierre Orban sous le titre Pierre Mertens, le siècle pour mémoire (décliné en version numérique plus longue Pierre Mertens et le ruban de Möbius (Editions Les Impressions nouvelles) .

Il y aura là de quoi piquer la curiosité du public qui ne connaîtrait pas l’oeuvre de Pierre Mertens et dont Nécrologies réunit trois nouvelles, qui scintillent comme trois éclats du miroir de la bibliographie de l’auteur de L’Inde ou l’Amérique (Prix Rossel en 1969), Les bons offices (1974), Les éblouissements (1987, Prix Médicis) ou Une paix royale (1995), à nos yeux le plus émouvant de ses romans.

La préface de la réédition de Nécrologies prend sous la plume de Jean-Luc Outers la forme d’une recension dont nous retiendrons ici la dernière phrase, comme une invitation à découvrir les trois nouvelles (ce genre littéraire dont Outers souligne la prédilection qu’en avait Mertens: Auto-stop, Tombeau pour Dave Brubeck et, Nécrologie: « On entre dans ces nouvelles sur la pointe des pieds de peur d’ajouter du désordre à un monde émietté. ». Phrase qui fait écho délibéré à l’exergue choisie par Mertens pour le recueil: « On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien » (Michaux, La ralentie)

Jean Jauniaux, le 2 juin 2024.

Signée Jean-Luc Outers, la préface du recueil « Nécrologies »

Notre vénérable Académie a eu la bonne idée de rééditer trois nouvelles de Pierre Mertens publiées en 1977 par l’éditeur Jacques Antoine qui — on l’oublie parfois — joua naguère un rôle considérable dans le rayonnement des lettres françaises de Belgique, histoire de nous rappeler que Mertens, connu surtout comme romancier ou critique, a contribué à l’essor de la nouvelle en francophonie en publiant six recueils, là où, à l’inverse de la littérature anglo-saxonne, elle apparaît parfois comme un genre mineur. J’avoue les avoir découvertes et leur lecture m’a plongé dans un monde insaisissable où on se plaît à vagabonder. Car l’auteur a le don de faire défiler les paysages sous nos yeux : le quartier grec d’une ville que l’on atteint en traversant la Côte-des-Neiges, nous sommes bien à Montréal, jamais citée (Auto-stop),une autoroute, bercé par le Take five de Dave Brubeck (Tombeau pour…) ou encore entre la Bibliothèque Royale (Bruxelles) et une île des Philippines sur les traces de l’haltérophile Rudi Becker (Nécrologie).

Dans Auto-stop, un homme « toujours ailleurs », comme le lui reproche sa jolie compagne sur le point de le quitter, se fait prendre au piège de deux adolescentes qui simulent un appel à l’aide. La nouvelle suivante nous narre la mésaventure d’un employé de bureau qui se fait mettre en quarantaine par ses collègues sous prétexte que, au mépris des musiques à la mode, il porte aux nues le quatuor de Dave Brubeck et son Take five, « le seul air qui parle de moi… l’indicatif de ma vie ». Dans la longue nouvelle qui donne son titre au recueil, Nécrologie, le narrateur assiste au triomphe d’abord et à la chute ensuite de deux hommes que tout sépare. Le premier, un célèbre haltérophile qui remportera la médaille d’argent aux Jeux olympiques de Mexico avant de voir son nom mêlé à d’obscurs trafics et de finir sa vie aux Philippines sous le toit de sa jeune épouse. Qui se souvient encore de Serge Reding, terrassé à trente-trois ans par une crise cardiaque alors qu’il coulait des jours tranquilles sous les Tropiques ? Le second, un certain Karl-Heinz Müller, philosophe exilé en Belgique dans les années trente, dont les essais marqueront la pensée contemporaine jusqu’au jour où il ne pourra s’empêcher de donner une ultime interview tissée de lieux communs. Deux manières de signer sa propre mort, en quelque sorte.

Le fil rouge de ces trois histoires est sans doute à chercher du côté de la personnalité des narrateurs qui, en définitive, n’en forment qu’un seul. À chaque fois, celui-ci est sans prise sur les événements. En bute aux hasards et aux circonstances, il semble s’adresser au lecteur comme s’il le prenait à témoin de ses déconvenues : « Vous voyez ce qu’il m’arrive ? Que dois-je faire ? » Saisi par le doute et les questions sans réponse, il tente de recoller les morceaux du tragique dérisoire de sa vie comme le laisserait entendre la citation de Kafka placée en exergue de Nécrologie :« Je suis pour le moment un petit, un tout petit homme… Je roule, je roule, avalanche dans la montagne ! De grâce passants, ayez la bonté de me dire quelle est ma taille, il vous suffit de mesurer ces bras, ces jambes…, de grâce. » Et pourtant c’est un grand avocat qui parle et « qui choisit d’être autrui pour n’avoir pas à être soi ». On entre dans ces nouvelles sur la pointe des pieds de peur d’ajouter du désordre à un monde émietté. (Jean-Luc Outers)  

A propos de « Nécrologies » présentation sur le site de l’Académie:

« L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique réédite un recueil de nouvelles de Pierre Mertens, Nécrologies, paru en 1977 aux éditions Jacques Antoine. Jean-Luc Outers en signe la préface. Les « nécrologies » de ce recueil ne sont pas tant consacrées aux morts qu’aux vivants, en l’occurrence les narrateurs des nouvelles qui, se retournant sur la vie qu’ils ont menée, ou se penchant sur celle des autres comme pour se détourner de leurs propres manquements, nous livrent, peut-être à leur insu, leurs regrets, leur impuissance à vivre dans une réalité implacable. La phrase d’Henri Michaux en exergue du livre exprime parfaitement les conditions de survie des personnages face à l’absurdité de leur situation : On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien. « 

Entretiens sonores avec Pierre Mertens

Nous avons interviewé à de nombreuses reprises Pierre Mertens, évoquant avec lui, dans chacun de ces entretiens un roman ou un recueil de nouvelles. En voici quelques liens, toujours disponibles sur le site d’Espace-livres.be : Les bons offices Une paix royale A la proue L’Inde ou l’Amérique et d’autres! On trouvera aussi des évocations par Pierre Mertens d’écrivains qu’il admire: Simon Leys, Günter Grass, Charles Plisnier…etc

Ces archives sonores sont déposées aussi aux Archives et Musée de la littérature

Sur le site de l’Académie: présentation du programme éditorial:

« L’Académie royale de langue et de littérature françaises possède un catalogue de plus de 200 titres. Il est constitué d’œuvres inédites ou rééditées d’auteurs belges et d’études de critique et d’histoire littéraires. Un des premiers ouvrages édités, toujours disponible, est un essai que Robert Vivier consacra à L’originalité de Baudelaire en 1926 et que l’ARLLFB réimprima maintes fois. En 1990, Jean Tordeur, alors Secrétaire perpétuel, eut à cœur de créer une collection de poche. Une petite cinquantaine d’ouvrages ont déjà été édités sous ce format. Les premiers, parus en 1990, sont Passage à Kiew de Marcel Thiry, L’affaire De Coster-Van Sprang de Raymond Trousson, Poèmes choisis d’Anne-Marie Kegels et Poèmes choisis de Louis-Philippe Kammans. Les derniers parus sont Présence au monde. Essai sur la poétique de Georges Thinès, de Valérie Catelain (2016), et Jacques Crickillon. La littérature en instance d’oubli, d’Éric Brogniet (2017). Depuis une bonne quinzaine d’années, l’ARLLFB s’associe fréquemment à des éditeurs belges et français pour mener son activité d’édition. Récemment, elle a lancé une nouvelle collection de coffrets réunissant des rééditions de romans d’auteurs belges. Trois coffrets ont déjà paru : le premier est consacré à Marie-Thérèse Bodart et le deuxième à Jean Muno. Un troisième coffret reprend la trilogie animalière de Robert Goffin : Le Roman des anguilles, Le Roman des rats et Le Roman de l’araignée. Dès 2007, l’ARLLFB entreprenait l’édition de livres sous forme électronique. Six e-livres sont parus à ce jour : Souvenirs de Babel, un essai inédit de Daniel Droixhe, 1920-1995 : un espace temps littéraire, nouvelle édition d’un ouvrage paru à l’Académie en 1995, Icare laboureur, le journal inédit de Marcel Lobet, L’Esprit des journaux, un périodique européen au XVIIIe siècle, nouvelle édition des actes d’un colloque organisé par Daniel Droixhe, la Bibliographie des frères Rosny et Style et archaïsme dans la Légende d’Ulenspiegel, une édition revue et augmentée de la thèse de Jean-Marie Klinkenberg parue en 1973. En 2019, l’ARLLFB a repris à son compte l’édition et la diffusion des Cahiers Simenon. »

En video, une présentation par Yves Namur et Michel Trousson du pôle éditorial de l’Académie, dirigé aujourd’hui par Emilie Hamoir.