Il est des livres dont dès la première ligne le lecteur, fut-il « professionnel »- ressent cette émotion première et singulière, de se trouver au départ d’une œuvre qui le marquera. Amarres appartient à cette catégorie rare des romans qui vous happent dès les premiers mots, dès le premier lieu, dès l’entrée en scène des premiers personnages. Ensuite, au fil des pages que le lecteur tourne sans désemparer , d’une traite jusqu’à la dernière phrase, qui lui semble adressée à lui, rien qu’à lui (« Vol plané, triple salto, piqué ») pour témoigner de cette traversée incandescente que seule permet la littérature. Il n’est pas une phrase qui n’ait le rythme juste, pas un protagoniste qui ne soit tel qu’il doit être, pas une situation, un lieu, un geste, un acte qui ne nous laisse ému, bouleversé, dépassé, submergé.
Avec Amarres la collection que dirige Eric Brucher, aux Editions du Sablon (créée par Olivier Weyrich qui devient cet éditeur littéraire incontournable que devinait dès ses débuts le regretté Jacques De Decker) prend littéralement son envol. Elle s’affirme définitivement dans les grands catalogues, précédée en cela par de nombreux titres de la collection Plumes du coq (couronnés par des prix dont les prestigieux prix Rossel, Emma Martin, Joseph hanse…pour ne citer que ceux-ci).
De l’autrice on sait qu’elle est bruxelloise, qu’il s’agit de son premier roman. La sobriété de la présentation laisse toute liberté au chroniqueur, avant de réaliser une interview de Do Levy Dewind, d’identifier les lignes de force du livre. Les personnages, le style, la capacité de créer en un peu plus de cent pages un univers dont chaque élément hante longtemps après la fin de la lecture la bibliothèque des romans que l’on recommande autour de soi, avec la passion d’un nouvel initié.
La scène d’ouverture est violente. Helmut, figure centrale du livre, est battu par son père enragé par l’alcool. A cette séquence initiale, succèderont en alternance des moments de l’âge adulte (Helmut, devenu marin pêcheur en Mer du Nord, vit un amour absolu avec cette « belle femme rousse ») et des périodes de l’enfance (l’école à laquelle il n’est pas adapté, le travail de nuit à la minque).
Des pages d’une force « Conradienne » (l’exergue du livre n’est-elle pas extraite de Typhon ?) racontent le combat avec la mer. Des incises évoquent avec une grâce métaphorique et stylistique parfaites autant qu’inattendues, les combats d’ Undertaker, un champion de ces matchs de catch dont on ne distingue plus le jeu, le simulacre, de la vraie férocité. D’autres disent la musique du jazz ou les chansons comme cet extrait bouleversant de l’album du groupe anversois Buurman Rocky komt altijd terug cité en néerlandais. La musique, les combats de catch, comme autant d’évocations fulgurantes de l’affrontement de l’homme avec la mer, avec son destin, avec l’inaccessible.
Le destin d’Helmut est jalonné de phases de combat, comme ces matches de catch qui scandent le livre, mais aussi de ces moments de plénitude amoureuse dans lesquels il trouve refuge. Les personnages féminins s’inscrivent au fil des pages : il y a Mie, qui vient de l’enfance, et qui donnera son nom au petit chalutier que va acheter Helmut ; il y a Dalida, la serveuse de bar au grand cœur consolateur ; il y a Cristal la serveuse du café De Hoek où le téléviseur déverse les images des migrants naufragés. Le destin d’Helmut s’écrit dans l’affrontement avec la mer et cette vocation de pécheur confrontée aux emprunts à rembourser, aux dangers des tempêtes, aux manques à gagner des sorties annulées, à l’accident aussi qui fait basculer les rêves.
Il ne faut pas raconter ce livre. Il faut y entrer comme on entre dans une mélopée de Léo Ferré (« La marée je l’ai dans le cœur »), dans un air de blues (« Chaque fois que tu penses mal, tu penses au blues », Howlin’ Wolf cité dans le roman), ou dans un roman de Conrad, « Debout au vent ».
Ce livre est un kaléidoscope d’émotions dont on imagine déjà qu’il inspirerait un grand film : le roman contient en puissance toutes les forces de ces grandes histoires universelles qui nourrissent le cœur et l’imaginaire.
Jean Jauniaux, le 15 décembre 2021
Nous avons rencontré par ZOOM la romancière
Sur le site des Editions Weyrich:
« C’est une histoire comme un morceau de jazz, une phrase musicale toujours la même, chaque fois différente, (…), comme la marée, le ressac de la mer qui vient et qui s’en va. Une histoire d’amour. » Amarres conte la vie d’Helmut, quelque part au bord de la mer du Nord, sa vie âpre de marin-pêcheur issu d’un milieu modeste et violent, sa vie pareille à un vieux blues. Le travail, les peines du passé, les joies incertaines, l’impermanence des choses. Et l’amour pour cette femme rousse, sauvage et douce, à laquelle il peine à se donner entièrement. Puis la mer, la solitude, les éléments naturels démesurés – cette lutte pareille à un match de catch. « Combien de coups faut-il encaisser pour être un homme » – ou une femme ? Les amarres, ces cordages retenant un bateau à quai, sont aussi ce qui nous attache au passé ou aux gens qu’on aime, les amarres que l’on désire larguer ou qui nous permettent de ne pas sombrer.