« La race des orphelins », le deuxième roman d’Oscar Lalo. Bouleversant.

Nous avions rencontré Oscar Lalo à la parution de son premier roman, salué par la critique autant que par le public, Les Contes défaits paru en 2016 chez Belfond et ré-édité aujourd’hui en format de poche. Nous avions rencontré alors l’écrivain pour enregistrer une interview toujours accessible et d’actualité sur le site de « L’ivresse des livres » . Nous écrivions alors, en introduction à l’article, « (…) certains romans vous empoignent littéralement dès les premières lignes et ne vous lâchent qu’au terme d’une lecture tout au long de laquelle vous avez conscience de ne pas sortir indemne. « Les contes défaits » , premier roman d’Oscar Lalo, est de ceux-là. »

Avec La race des orphelins, Lalo explore à nouveau une enfance déchirée mais aussi un des épisodes les plus sinistres de l’histoire du XXe siècle et de la folie nazie: les lebensborn. Ces « institutions », dont le nom traduit peut vouloir dire « fontaine de vie », avaient été créées dès 1936 par Himmler afin de mettre en place les fondements d’une politique d’eugénisme et de procréation forcée d’enfants « aryens ». Comme l’écrit dans une formule fulgurante la narratrice, il s’agissait du « deuxième étage de la solution finale », celui où on condamnait à la vie. Au fil d’une succession de chapitres très courts, un mode narratif qu’avait déjà sollicité l’écrivain dans son premier roman, le lecteur découvre la vie d’Hildegard Müller. En phrases courtes, coupantes, glaçantes, le lecteur va suivre le récit qu’à l’âge de 76 ans, Hildegarde a décidé de confier à un scribe. Ce dernier retranscrira le témoignage oral d’une vie sans enfance, sans identité. Hildegarde fut une de ces enfants conçues et nées dans in lebensborn . Cette exploration par l’écriture nous conduira aux origines de ce destin hors-normes qu’elle partage avec les centaines d’enfants nés dans le cadre du programme des Lebensborn, ces « institutions » mises en place par l’Allemagne nazie dans une stratégie démente d’eugénisme imaginée par Himmler. Près de 8000 enfants sont ainsi nés dans les centres lebensborn installés à partir de 1936 en Allemagne et dans différents pays occupés par les Nazis, notamment en Norvège et en Belgique.

Voilà pour ce chapitre de l’Histoire avec un grand H. Mais nous savons que lorsque le roman, la littérature, s’en empare, elle en exprime le vécu individuel dans toutes ses dimensions sensibles. C’est à ce travail que s’est consacré le romancier Oscar Lalo dans ce roman, à travers le témoignage de Hildegard Müller, son personnage, il nous fait ressentir la tragédie individuelle de chacun des enfants conçus dans une stratégie démoniaque de créer une race « pure ». Ici, la folie est poussée à son paroxysme, et le roman nous plonge dans une apnée bouleversante au coeur de la folie dont le roman nous permet d’entrevoir l’envergure vertigineuse. Le livre aborde aussi aux rivages de l’indicible, de l’informulable. La narratrice a recours aux services d’un scribe, « un traducteur en quelque sorte ». Il faut au moins le talent de la traduction pour transcrire en mots, phrases, paragraphes ce que « chuchote » celle qui redescend dans les gouffres de la mémoire d’une absence d’enfance, d’une absence d’identité. Il n’est pas sans signification que l’écrivain ait choisi pour incarner ce scribe, un Suisse francophone. Il utilise un « français neutre » et pas l’allemand dans lequel Hildegarde s’exprime, car même la langue « a été torturée par les Nazis ». Il faut utiliser un truchement, la dictée, la langue, les textes courts comme des sanglots, pour tenter de raconter ce qu’est une « orpheline, fille de SS et de collabo », conçue pour « offrir un enfant au Führer » comme ces milliers d’autres enfants dont le destin fut similaire, nés « de cette triple incertitude: date, lieu, parents. Inconnus ». Le « scribe » devient davantage que le simple rapporteur objectif de cette navigation dans les ténèbres. Il devient aussi, au fil du récit, celui qui stimule Hildegarde à continuer, à ne pas se décourager, à aller au bout de ce livre qui « n’est pas un livre d’histoire. Juste le fil fragile de (son) histoire que l’Histoire a oubliée. » Oscar Lalo interroge ainsi, par le biais des échanges mémoriels, la faculté de la langue et de l’écriture pour aller au -delà du « brouillard linguistique » et composer non pas un roman, mais une « fiction en pointillés ». Le livre est omniprésent dans ces pages, comme ceux que le scribe a emportés avec lui au moment de s’installer chez Hildegarde et son mari Olaf, et ainsi combiner lecture et écriture pour encourager cette femme âgée à la recherche de l’enfance, mais aussi pour combattre la honte que, sa vie durant, « on » lui a fait ressentir, alors qu’elle « est coupable d’être victime ». Dans ce témoignage stupéfiant, le lecteur apprendra aussi la réalité documentée de ces lebensborn. Il s’agit là d’un travail de mémoire d’autant plus indispensable que la tentation de les occulter a longtemps régné et que les archives de ces « usines à enfanter » ont été détruites par les Nazis au moment de leur déroute. Ainsi il n’en reste aucune du Lebensborn installé en belgique dans le château de Wégimont, village que les habitants désignaient alors du nom de « bordel biologique ». L’écrivain a fort justement choisi de ne pas raconter la vie d’Hildegarde, l’enfer qu’ont représenté les séquelles d’une telle naissance et de se centrer sur la recherche des origines qui nous conduira dans les arcanes kafkaïennes de la barbarie nazie.

Il ne faut pas moins de cinq pages en fin de volume pour réunir les sources auxquelles le romancier est allé se documenter pour raconter ce « projet de race supérieure dont nous étions les miettes vivantes ». Le roman n’en a que plus de force dans la capacité qu’il révèle d’aiguiser nos consciences par l’apprentissage terrible des enfers dont est faite l’Histoire. Et c’est dans ces gouffres-là que le roman d’Oscar Lalo redescend à partir de ce point de vue unique qu’est celui du romancier, dont les armes sont les mots et le coeur, le style et l’émotion, l’humain et l’empathie.

Nous avons rencontré Oscar Lalo pour évoquer avec lui la genèse de ce roman et l’écriture d’un livre essentiel. Cet entretien est accessible en version sonore et en video sur youtube.

Jean Jauniaux, le 12 décembre 2020.

Sur le site des Editions Belfond:

« J’ai longtemps rêvé que l’histoire de ma naissance exhibe ses entrailles. Quelle que soit l’odeur qui en surgisse. La pire des puanteurs, c’est le silence. » Je m’appelle Hildegard Müller. Ceci est mon journal.
Je m’appelle Hildegard Müller. En fait, je crois que je ne m’appelle pas.
J’ai soixante-seize ans. Je sais à peine lire et écrire. Je devais être la gloire de l’humanité. J’en suis la lie.

Qui est Hildegard Müller ? Le jour où il la rencontre, l’homme engagé pour écrire son journal comprend que sa vie est irracontable, mais vraie.
J’ai besoin, avant de mourir, de dire à mes enfants d’où ils viennent, même s’ils viennent de nulle part.
Oscar Lalo poursuit son hommage à la mémoire gênante, ignorée, insultée parfois, toujours inaccessible. Il nous plonge ici dans la solitude et la clandestinité d’un des secrets les mieux gardés de la Seconde Guerre mondiale.