« Oui, il peut arriver qu’un exégète ne soit pas un brouilleur de pistes, mais un éclaireur au sens noble du terme. »
Le livre de Peter Sloterdijk auquel Jacques De Decker fait référence dans cette « Marge » est publié aux éditions Libella Maren Sell et porte le titre de « Tempéraments philosophiques »
Quand sloterdijk nous éclaire sur ses pairs.
Le propre de la philosophie, de nos jours, c’est qu’elle s’organise selon une logique féodale. Il y a les grosses têtes, très petites en nombre, qui constituent son panthéon réduit à quelques dizaines de noms. Il y a une infinité de commentateurs des pensées issues des têtes en question, dont l’essentiel du travail consiste, sous prétexte de clarifier la réflexion de l’aréopage concerné, à l’obscurcir, voire à la rendre opaque. Chacun d’un peu entreprenant dans l’approche de la philosophie aura compris que la réputation de difficulté de celle-ci tient plus à cette catégorie des paraphraseurs, qui sont d’ailleurs pour l’essentiel des phraseurs. Et puis, il y a la piétaille, celle qui s’emploie, en salle de classe ou dans les gazettes, à rendre quelque peu comestibles les propos de ces derniers et qui, sous prétexte de vulgariser trahissent en fait les maîtres incontestés, qu’ils ignorent, parce qu’ils se sont contentés de compiler la littérature secondaire, et épaississent du coup le malentendu.
Deux conclusions s’imposent : il vaut mieux lire les grands textes que les texticules qui prétendent les expliquer, et par ailleurs partir de l’idée que nous avons chacun une conscience, et que ce qui importe c’est ce que, entraînés par les grands courants intellectuels, nous en pensons nous-mêmes.
Il peut arriver qu’une exception vienne infirmer cette analyse. C’est un petit livre de quelque 150 pages, une promenade parmi les géants de la philosophie qui ne tombe ni dans le piège de la périphrase obscurantiste ni dans la réduction jivaresque qui ramène Kant à sa promenade quotidienne et Nietzsche à son embrassade équestre. C’est qu’il est, tout simplement, le résultat d’une rencontre entre pairs. Le phénomène est trop rare pour que l’on ne s’en réjouisse. C’est que la société philosophique est, comme toutes les autres, un tissu de chamailleries. Beaucoup de penseurs, pour pouvoir fonctionner, ont besoin de penser contre leurs collègues. La considération mutuelle n’est pas leur fort. Peut-être parce que dans le temps de l’élaboration de leur système ou de leur doctrine, ils sont trop peu sûrs d’eux pour ne pas procéder d’abord à un nettoyage par le vide. En philosophie, la terre brûlée est souvent très fertile.
Peter Sloterdijk, lui, n’a pas de complexes. D’où les tirerait-il ? Il est à peu près établi que cet Allemand au nom hollandais et à la dégaine de loup de mer est l’un des intellectuels les plus performants d’aujourd’hui. Il a compris que notre monde n’a plus rien à voir avec les temps obscurs où les satellites ne nous cernaient toujours pas et où les ordinateurs n’étaient pas encore parvenus à nous relier dans le plus serré des réseaux planétaires. Il parle en terme de sphères, de globes et de bulles parce qu’il se trouve que les planètes, à commencer par la nôtre, ne sont pas cubiques. Fort de son propre apport à l’élucidation du monde, il se penche avec bienveillance sur celui de ses prédécesseurs. Comme il sait d’expérience que l’on ne pense qu’en fonction de ses pulsions personnelles, il se donne pour tâche de décrire ce qu’il appelle des « tempéraments philosophiques ». Voilà donc, dans les meilleurs des cas, Saint Augustin, Giordano Bruno, Descartes, Fichte, Marx, Wittgenstein, pour ne citer qu’eux, cernés dans ce qu’ils ont de plus irréductiblement singulier, et qui tient à l’originalité de leur nature. Le monde a autant de significations que d’esprits qui ont tenté de le percer à jour, et la vision que nous en avons est fonction des hantises, des manies, des lubies de ces personnages qui ont tenté d’aller au bout de leur quête de compréhension du monde et de nous-mêmes.
Oui, il peut arriver qu’un exégète ne soit pas un brouilleur de pistes, mais un éclaireur au sens noble du terme
Jacques De Decker
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530