« Certains écrivains ne se conçoivent que dans le voisinage d’autres. Sainte-Beuve, grand critique s’il en est, et trop peu lu aujourd’hui, est inséparable de la figure tutélaire de Victor Hugo, pour des raisons littéraires et privées d’ailleurs, puisqu’Adèle Hugo a trouvé dans l’ombre, semble-t-il, ce que la lumière du poète-vates ne lui a pas apporté. D’une autre manière, Max Brod est inévitablement associé à son ami Franz Kafka, non seulement par les liens d’affection et de connivence qui les unissaient, mais par le parjure dont Brod se rendit coupable, en ne respectant pas sa promesse de détruire les manuscrits de son ami : comment lui exprimer notre reconnaissance d’avoir grâce à lui accès à quelques-uns des plus importants textes du siècle passé ?
Et puis, il y a le couple Fernando Pessoa-Antonio Tabucchi. Il est étrange, en ce sens qu’ils ne se sont jamais rencontrés, le premier étant mort une décennie avant la naissance du second. Et cependant, ils sont définitivement unis dans le temps de la littérature, puisque Tabucchi, qui vient de mourir ,n’a jamais, à la différence de Nietzsche à l’égard de Wagner, brûlé ce qu’il a adoré. Sans doute, justement, parce qu’ils ne se sont jamais connus, et que les intermittences du cœur n’ont jamais parasité leur relation. Tabucchi était passionnément attaché à ce à quoi Pessoa s’était exclusivement consacré : son œuvre, dont il avait probablement conçu, voire agencé, le fabuleux destin. Celui d’être pour l’essentiel posthume. De son vivant, l’écrivain lisboète ne divulgua que quelques dizaines de pages, réservant à la postérité le soin d’exhumer un corpus tellement gigantesque qu’il l’avait attribuée à divers prête-noms, les fameux hétéronymes, au nombre de quatre au moins, dont il aurait aimé qu’ils soient perçus comme des créateurs distincts, pour lesquels il avait imag iné non seulement des identités et des destins particuliers, mais des styles d’écriture différents, et même des visions du monde apparemment incompatibles.
Tabucchi, italien, mais lusitanophone, s’éprit de ce vaste ensemble littéraire, en fut littéralement foudroyé, surtout après la lecture du « Livre de l’Intranquillité », attribué à Bernardo Suarez, qui est, il est vrai, aux yeux de beaucoup de ceux, de plus en plus nombreux, qui ont eu la chance de le lire, l’un des plus grands livres du XXème siècle. Tabucchi se consacra dès lors à faire connaître Pessoa, à commenter et à étudier ses écrits, à les traduire dans sa langue première évidemment. Il épousa une Portugaise elle aussi dévouée à la cause, résida de plus en plus fréquemment dans le pays de son idole, au point, il y a quelques jours, d’avoir choisi d’y mourir.
Tabucchi fut un écrivain plus visible de son vivant que Pessoa, certes. De nos jours, il est de plus en plus difficile à un écrivain de vivre en clandestin dans sa société. Mais quelque chose nous dit que sa vraie dimension, il va l’acquérir maintenant que son œuvre est close, et ne répond plus que de lui. Il n’est plus là pour s’effacer derrière un autre, technique de dissimulation différente de celle de Pessoa, mais non moins effective. Tabucchi, créant son univers propre, s’est ingénié à le masquer derrière celui, inépuisable, de Pessoa. C’était sa manière de n’être personne, qui se traduit justement par Pessoa en portugais, et de différer la véritable révélation de ses propres livres. D’être à a manière, lui aussi, un grand écrivain pré-posthume. «
Jacques De Decker
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530