Il est des jours où aucune lecture hormis celle de l’actualité ne retient plus l’attention. Ce sont ceux où l’Histoire prend le mors aux dents, où un événement se produit dont on devine qu’il est crucial, qu’on ne pourra plus faire comme s’il n’était pas survenu : il en va ainsi chaque fois qu’un point de non-retour est atteint. Il n’y a pas moyen d’en revenir avant le 14 juillet, avant le 11 septembre, nul n’en disconvient. Mais il est aussi des faits qui semblent s’inscrire dans une routine, ressembler à des centaines d’autres, et qui marquent cependant comme un cran d’arrêt. Désormais, plus rien ne sera jamais plus pareil.
Plus rien ne sera plus pareil en Belgique depuis que le vainqueur d’un simple scrutin municipal aura marché triomphalement, entouré de ses adeptes, vers l’hôtel de ville dont il s’estime désormais le propriétaire, alors qu’il ne devrait s’en sentir que le locataire. Depuis qu’il aura bousculé au passage une journaliste francophone qui lui aura tendu son micro, sans daigner lui adresser la parole. Depuis qu’il se sera montré au balcon à l’instar d’autres amateurs de pouvoir fort, pour se souvenir à temps qu’il valait mieux qu’il écarte deux doigts en signe de victoire, à la manière d’une autre figure historique, grand libérateur qui, lui, ne fit jamais de cure d’amaigrissement et ne se départit jamais de son humour. Depuis que, dans une taverne qui aurait pu servir de décor à la comédie musicale « Cabaret », il aura éructé son triomphe à gorge déployée et se sera gaussé de ses adversaires côtoyés l’heure d’avant dans un studio de télévision.
Tous ces indices, la télévision nous en a rendus témoins, pour autant que les sudistes se soient branchés sur une chaîne nordiste, mais avons-nous su les déchiffrer ? Et qui, y assistant, les a commentés dans tout ce qu’ils contenaient en fait d’avertissements et de présages ? Avec, par exemple, la précision et la compétence dont on est capable, lorsque, de nos jours, on analyse une passe de ballon rond ou une accélération à bicyclette ? Comme si la compétence technique, aujourd’hui, se limitait aux commentaires des jeux du cirque.
On dira : mais tout cela n’est que de l’impressionnisme, les faits ne sont pas aussi ambigus et complexes. Il n’empêche que leur perception dans leur subtilité, dans leur résonance, dans leurs liens avec la grande Histoire est le lieu même de la littérature. Et l’on se prend à se demander ce que le plus grand écrivain flamand, Hugo Claus, aurait pensé de tout cela. Et ce qu’il en aurait écrit.
Une œuvre de lui, en l’occurrence, peut nous mettre sur la voie. C’est une pièce de théâtre qu’il composa en s’inspirant du grand mythe épique de notre littérature (et je dis « notre » parce qu’il s’agit d’un thème flamand qui fut traité en français), le « Thyl Ulenspiegel » de Charles De Coster. Il avait d’abord donné une version dramatique restée fidèle au roman. Ensuite, il en composa une variation, où Thyl ne s’opposait plus à l’oppresseur espagnol, mais aux excès d’un ennemi de l’intérieur, les hyper-nationalistes flamands. Ce texte-là est l’un des plus méconnus de son œuvre. Il aurait, s’il avait vécu le fameux « dimanche noir et jaune » que l’on vient de connaître, dut constater qu’il avait eu, une fois encore, tragiquement raison. Mais que peut l’intuition d’un poète face à la grande broyeuse qu’est l’Histoire à l’ouvrage ?
Jacques De Decker
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530