En inscrivant à leur catalogue ce deuxième roman inédit de Jean Yvane, après Cosa mentale, les Éditions MEO se distinguent une fois encore par leur originalité et leur qualité dans le monde des lettres françaises.
Nous avions évoqué à plusieurs reprises les précédentes publications de Jean Yvane qui fut, rappelons-le, finaliste du Prix Renaudot avec le roman L’arme au bleu en 1978 (l’année où le prix échut à Conrad Detrez). Nous avions ainsi évoqué avec lui ses romans L’homme qui marche (paru aux défuntes éditions Pierre-Guillaume de Roux), Parlez-moi du Djebel Amour (Editions Aden) et son recueil de nouvelles Cosa mentale (Editions MEO). Chacune de ces rencontres avec le romancier, qui est aussi homme de théâtre et de radio, nous a été l’occasion d’évoquer sa pratique au quotidien de l’écriture depuis Un cow-boy en exil, son premier roman, un récit jubilatoire et drôle (paru chez Denoël en 1969, lauréat du Prix Del Ducca). Ne manquons pas de citer ici aussi le roman L’arme au bleu à propos duquel Jules Roy écrivait: « C’est le roman qu’aurait écrit Camus s’il était né vingt ans plus tard » (Le Figaro, 18/11/1978). On espère une réédition de ce roman d’autant plus éclairant en cette période de tensions renouvelées entre l’Algérie et la France…

Quant aux Sourires d’un enfant caché il s’agit d’un roman avant toutes choses, c’est à dire d’une recherche par l’écriture, le style, la construction romanesque d’une manière de témoigner d’un vécu ou d’un imaginaire, ou, mieux encore, de l’entrelacement inépuisable des deux. Le livre inspiré de l’enfance cachée de Jean Yvane au moment de l’Occupation est aussi un témoignage, un hommage, un récit et une fable. Au prétexte d’une formalité pouvant lui ouvrir le droit à une pension d’invalidité, le narrateur « enfant caché de janvier 1943 au mois de juillet 1944 » se refuse à identifier, dans les termes qu’exige l’administration et dans les cases d’un formulaire inapproprié. A partir de là, avec l’élégance et la causticité de l’humour, le romancier-narrateur explore les souvenirs de ces mois d’enfance, réfugié dans une auberge de jeunesse dans les Vosges. Il déplore l’absence de ce traumatisme que semble attendre Mme K. à la recherche d’un « statut » approprié pour que l’indemnité soit éligible. La bonne volonté de Mme K. butte continûment sur l’inadéquation entre la souffrance vécue par l’enfant et l’impossibilité, pour la victime adulte aujourd’hui, de la conformer aux cases qui s’offrent à elle pour la définir.
A sa table d’écrivain, profitant de cet étrange et menaçant accablement du confinement, le romancier-narrateur tente de discerner ce qui fut au travers de ce qu’il ne peut s’empêcher de ré-inventer. Les souvenirs de la séparation brutale d’avec ses parents, lorsqu’il fut éloigné d’eux pour trouver refuge avec d’autres enfants juifs, sont-ils vraiment les siens ou une imagerie ré-inventée à partir de ce qu’il a appris ou ressenti par la suite? Quelle est la part dans son récit des émotions que lui inspirèrent les films de Chaplin par exemple Le Kid? Tandis que de jour en jour, pendant le confinement, « les nouvelles font état d’un avenir aussi imprévisible que l’aura été pour <lui> le passé », le romancier-narrateur épuise les hypothèses (comme celle du symptôme d’un emprisonnement exacerbé aujourd’hui par la pandémie, ou hier par une tumeur au poumon faisant de son thorax une « prison » dont la chirurgie le fit s’échapper?). Le narrateur observe alors le romancier et y décèle dans chacun de ses livres le thème de l’enfermement, l’énigme de sa vie qu’il n’a en fin de compte jamais cessé de dénouer dans autant de romans qui en sont les témoins et les faux remèdes.
Au-delà de ceci, il reste ce qui constitue l’essentiel: la lumière de bonté et de courage dont les noms de Simone Chaumet et Germaine Bisserier irradient encore la vie, l’oeuvre, l’enfant et l’homme qu’il est devenu. Ce sont elles qui « au chalet des Auberges de jeunesse (…) ont gardé au péril de leur vie douze enfants juifs, les sauvant ainsi de la déportation. » comme on peut le lire sur une plaque inaugurée à Seyne le 7 mai 2005.
Le roman, en mettant en évidence l’absurdité et l’impossibilité de réduire en mots la tragédie de ces douze enfants cachés, révèle ce que raconte l’œuvre de Jean Yvane (et de tant d’autres): « derrière le héros menacé, derrière l’héroïne aux abois, toujours le même enfant qui se cache, l’enfant qu’on ne doit pas voir. » Ainsi la blessure que Mme K. ne pourra jamais identifier dans une case du formulaire aura toujours été là, bien là.
Rares sont les romans qui prennent ainsi à la gorge, étreignent le coeur avant une telle intensité.
Jean Jauniaux, le 4 février 2025
Nous avons interviewé Jean Yvane …