« Cosa Mentale », un recueil de nouvelles de Jean Yvane : enfin éditées! !

Enfin les voici publiées, ces nouvelles que nous avions lues en manuscrit! Grâces en soient rendues à Gérard Adam, écrivain-éditeur! On a souvent écrit ici combien le travail mené par l’éditeur Gérard Adam (au détriment parfois de son propre travail d’écrivain) avait placé son enseigne M.E.O. au firmament de l’édition francophone et particulièrement de l’édition d’oeuvres d’écrivains belges. Avec Cosa mentale l’éditeur renoue avec sa vocation européenne en accueillant pour la première fois un inédit de l’écrivain français Jean Yvane. De ce dernier nous connaissons la bibliographie faite de romans (publiés chez Denoël, Grasset, Flammarion et le défunt Pierre Guillaume de Roux), mais aussi de théâtre et de pièces radiophoniques. deux de ses romans ont été adaptés à la télévision et diffusés sur Antenne 2.

Avec Cosa mentale, Jean Yvane déploie à travers neuf nouvelles, ciselées sur mesure, les portraits sensibles et originaux de personnalités dont il campe en quelques pages , en quelques anecdotes une vérité qui s’évade de l’instant saisi pour atteindre à une sorte d’incandescence dans la justesse du trait. Ainsi réussit-il à dire toute la destinée de Gainsbourg en nous racontant l’enregistrement de la bande son de l’Histoire du soldat qu’il enregistra avec Henri Salvador. Il prêtait sa voix à Méphisto et « Voici une paire d’amis prêtant leurs voix à la double incarnation du bien et du mal, sur une route de campagne où Dieu ne saurait les surprendre ». Le romancier, qui a été producteur à la SFP assista à cet enregistrement. Des années plus tard, il reconstitue dans cette nouvelle admirable qui ouvre le recueil, l’émotion démultipliée des artistes qui prêtent leurs voix, la beauté de l’oeuvre originale de ce « mimodrame » (Stravinsky-Ramuz), adapté dans les années 80 en film d’animation…doublé par Salvador, Gainsbourg et François Périer.

Cosa mentale, est le titre de la nouvelle qui termine le recueil et qui en est l’épigraphe (Tutti cosa mentale citation de Léonard de Vinci, un des « personnages du recueil). En quatre pages, s’inscrivent la vie, la pensée, l’oeuvre et l’énigme d’une des personnalités les plus éclairantes de la pensée française du siècle dernier, Michel Foucault, celui dont Jean Yvane évoque ici une conférence consacrée au « point de vue ». Celui d’un peintre, celui choisi pour un tableau…mais n’est-ce pas aussi la question fondamentale de tout écrivain, le choix premier « du regard, source et fin de toute chose ». Et d’évoquer le lieu-dit La Manneporte qu’explora le regard d’un peintre pas plus cité que le tableau évoqué par Foucault. Mais faut-il identifier les lieux dont s’empare l’écrivain?

Il y a Gainsbourg, Foucault et aussi Antoine Blondin dont la nouvelle Kronos qui lui est consacrée s’ouvre par cette vérité qu’il aimait proférer: « Moi, Messieurs, c’est à jeun que je titube. » Et toute l’émotion est là, sous la plume d’Yvane, plongée dans cette vérité que seul le coeur peut dévoiler, cette tendresse pour « Kronos » qui racontait le Tour de France comme on écrit une épopée, comme on décrit « toutes les passions d’un bateau qui souffre ».

Laissons le lecteur découvrir le portrait yvanien , c’est à dire juste, sensible, empathique, des Ionesco, Vian, Kafka, Perec,Beckett, Allen… Chaque « nouvelle » est une fenêtre entrouverte. Y passent de la lumière et de l’air, venus du ciel où planent et voltigent les ombres de ces disparus que ressuscitent, le temps de la lecture enchantée, les pages de Jean Yvane. Formons enfin le voeu d’avoir bientôt accès à d’autres inédits de cet écrivain qui, chaque jour, travaille ses textes, nouvelles, romans , articles…

Jean Jauniaux, 19 mai 2023

Nous avions eu l’occasion de lire, sur manuscrit, Cosa mentale. Persuadé qu’il trouverait bien vite un éditeur, et un public, nous avions écrit alors une première recension que nous publions ici en l’état et qui nous guidera dans l’interview de Jean Yvane.

En plaçant ce recueil de nouvelles sous l’exergue de Leonardo da Vinci, E cosa mentale, Jean Yvane s’ouvre toutes les libertés pour tracer en brèves nouvelles le portrait des artistes, écrivains, penseurs qu’il a choisi dans un panthéon personnel. Il y en a neuf et, une fois le livre refermé on regrette que l’écrivain n’en ait pas donné davantage à son éditeur et on se met à rêver qu’il en ait d’autres dans les tiroirs de sa table de travail à laquelle il s’assied chaque matin pour écrire romans, nouvelles, essais et peaufiner à l’infini une écriture incomparable. Et c’est à la fois la démonstration et l’évidence qui nous frappent à la lecture de ces textes, impressionnistes et poétiques, appartenant à et mêlant différents genres : la bande sonore d’un film, la poésie, la chanson, le dessin.

La nouvelle comme portrait d’un moment qui devient éternité, d’un regard qui devient un visage, d’une image qui devient monde…voilà en quelque sorte la démonstration que nous fait Jean Yvane. D’une anecdote, d’une rêverie, d’un souvenir qu’il attache à une des personnalités qu’il évoque ainsi, il fait le portrait d’une vie et d’une époque. Tous les enjeux du destin qu’il raconte se trouvent évoqués et touchent le lecteur

Rythmo Blues (Gainsbourg)

 D’abord la forme, ensuite le sens  est une formule que Jean Yvane prête au personnage de la nouvelle, Serge Gainsbourg. La nouvelle se déroule dans un studio d’enregistrement et de synchronisation. Dans cette opération où défilent bande son et images, le lecteur assiste à la création d’une bande sonore. Henri Salvador et Serge Gainsbourg  prêtent leurs voix aux personnages. Gainsbourg se livre à un tâtonnement continu à la recherche de la sonorité qui fera poésie. Il y a exigence constante de trouver  d’abord la forme, ensuite le sens  comme Yvane le fait dire au poète.

Et le nouvelliste est aussi poète pour nous faire ressentir ces instants où l’œuvre se crée. Phrase courtes, alternant avec des vers en devenir, phrases hachées pour dire et donner à ressentir le déroulement du temps du studio. Yvane s’émerveille:  Et c’est surprenant de voir ce conteur d’histoires légendaire remettre sur le métier, travailler humblement à placer un mot, le bon, dans la bouche du diable, veiller entre deux volutes de fumée à ne pas rater sa cible jusqu’à ce que le diable en question parle enfin par sa voix. 

A la fin de la nouvelle, le lecteur  colle les morceaux épars  et apprend qu’il s’agit de l’enregistrement en studio de la version française d’une adaptation – par l’Américain R.O. Blechman-  en dessin animé du mimodrame de Stravinsky, L’histoire du soldat …. Les voix originales de ce film d’animation de 1984, sont doublées dans la version française par Henri Salvador (le soldat), Serge Gainsbourg (le diable), et François Périer (le narrateur).

L’habitant de la cave (Kafka)

Ce texte bouleversant raconte l’abandon de toute « vie » au profit de la seule littérature : ce choix qu’impose Franz Kafka à son épouse, Félicie  la narratrice de cette nouvelle. Ce dernier impose à sa femme (vendeuse dans un magasin de luxe et effarée par le niveau d’exigence de son mari) un mode de vie conjugal d’une sévérité sans égal : il vivra dans une cave, où il écrira assis à une table éclairée d’une lampe, ne mangeant que des repas frugaux que Félicie devra déposer à la porte de ce lieu clos, sombre et souterrain. Terrible portrait d’une volonté presque surnaturelle : celle d’écrire envers et contre tout, mais aussi portrait d’une femme qui perdra tout pour permettre à son mari de composer l’œuvre de sa vie. Avoir choisi comme narratrice la femme de Kafka donne une puissant force d’évocation à ce portrait en forme de miroir.

Jo l’obscur

Sans doute le plus touchant parce que le plus juste des portraits du recueil, celui-ci est consacré à Georges Perec. On sait l’attachement de Jean Yvane à l’auteur de la disparition dont il célèbre ici à la fois le caractère (qui ne sait dire non, souriant et amène), et la force de caractère (qui le conduit à un formalisme et un systématisme dont l’expression la plus parfaite est ce roman, La disparition, mais aussi le cruciverbisme, le jeu de Go . On n’a pas envie de savoir ce qui est rai et/ou ce qui relève de la fiction dans cette nouvelle où tous les détails correspondent à ce que nous savons ou devinons de Perec : son emploi à l’ING, sa bonne volonté qui le conduit à se voir confier les clés de tous les appartements de l’immeuble qu’il occupe (Ah ! la belle anecdote de ces funambules qui ont perdu leur clé lors d’un numéro de cirque !) , ou de ce défi de connaître par cœur le métro de Paris pour aider les voyageurs à identifier les itinéraires qu’ils doivent choisir pour arriver à destination !

Une seule envie, en quittant ce récit, se plonger dans l’œuvre de Perec. Un seul regret, que ce récit n’ait pas la longueur des grands romans de Perec… on aimerait lire bien davantage de ce qui inspire à jean Yvane des pages si touchantes.

(Je ne peux m’empêcher, lisant ce texte, d’aller farfouiller sur internet et d’essayer d’en savoir davantage sur Perec. Je pars à la recherche de la Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (« un essai radiophonique diffusé sur France Culture le 25 février 1979, dans une réalisation de Nicole Pascot »).

La case départ (Boris Vian)

Le titre  évoque le moment de la naissance de Boris Vian, ce moment où le diagnostic de l’insuffisance cardiaque est posé et où il est notoire que Boris, nouveau né que l’on gifle pour qu’il respire, ne vivra pas au-delà de 40 ans. Ici aussi, une sorte d’osmose s’établit entre le style de Jean Yvane et la personnalité de celui dont il trace le portrait sensible par touches de couleurs  et nuances de lumière  prélevées sur la palette du cœur. C’est en l’occurrence là que se trouvent la vérité et le destin hors normes de Vian.

Kronos (Antoine Blondin)

Ouvrir cette nouvelle par l’injonction : « Moi, c’est à jeun que je titube », permet en quelques mots de cerner le personnage de Blondin, le sujet de ce Kronos

Quelle magnifique célébration de ce choix entre « la vie et l’existence » , une autre réplique de Blondin qui signe ses inoubliables chroniques sportives  du pseudonyme Kronos, un nom grec qui rappelle la fuite du temps, mais aussi l’épopée que représente, dans la réalité littéraire du chroniqueur, le Tour de France et toute autre compétition  de la petite reine. Ah ! on aurait aimé être accoudé au zinc lorsque Blondin dispose sur celui-ci , avec des sucres et verres de blancs, un moment crucial d’une étape…

Les dix commandements (Eugène Ionesco)

Ah ! Quelle merveilleuse pièce que celle-ci qui met en présence, au petit déjeuner, le dramaturge et Lucienne son épouse qui doit sacrifier au rituel matinal : donner à Ionesco dix bonnes raisons de vivre cette journée et la nuit qui va suivre. Le lecteur se délecte de ce jeu, parfois cruel, du chat et de la souris, cette dernière terrorisée à l’idée de ne pas convaincre son maître de l’actualité et de la véracité des dix raisons que chaque matin elle doit trouver. Et puis, il y a Hubert, le jeune homme, fils du Maître de maison, incapable d’être à la hauteur comme d’être capable de bien fermer le portes. Il y a ici une osmose stylistique entre Yvane et Ionesco : ce dernier aurait pu écrire le texte que le premier nous donne ici à lire !

Dessine moi un maton (Samuel Beckett)

Fantaisie Beckettienne, cette nouvelle s’inspire du voisinage, pendant les dernières années de la vie du dramaturge, entre son appartement et la prison de la Santé. Jean Yvane imagine un dialogue entre  l’auteur d’ En attendant Godot  et un prisonnier dont il ne voit que les bras, pendant hors de la fenêtre de sa cellule. L’usage du morse par le biais d’un miroir entraîne un dialogue entre les deux hommes, dont on devine le caractère lapidaire. Ce dialogue, métaphore parfaite du style minimaliste de l’écrivain irlandais, provoque un quiproquo lorsqu’il est soupçonné par les matons et la police, d’être le complice de l’évasion de celui qui, jusque là, était un prisonnier modèle.

La liberté fut de courte durée pour le malandrin que l’on changea de cellule, tandis que l’appartement qui lui faisait face était devenu « A louer » et que Beckett termine sa vie dans une maison de retraite. A nouveau, l’osmose stylistique entre Yvane et son modèle, dans la manière d’écrire mais aussi dans l’invention de cet épisode (imaginaire ?) a un effet de fulgurante authenticité.

La griffe d’Orion (Woody Allen)

Orion ! Le monstre imaginaire qui menace Mia Farrow et pourrit la vie de Woody obligé d’aller le pourchasser dans les rues glacées de New-York. Voici le point de départ de cette fable burlesque où le pauvre Woody, pourchassé par les reproches de Mia (qu’aurait fait Red s’il avait été à la place de Woody ?), hanté par l’incapacité de boucler le scénario auquel il travaille (avec dans les rôles principaux, les Marx Brothers, morts depuis plusieurs décennies) : c’est tout un univers mental et obsessionnel que Jean Yvane reconstitue ici, faisant de Woody Allen un des personnages les plus authentiques d’un film… de lui-même. L’échange de courrier entre Allen et Bergmus (réalisateur suédois…) est un morceau d’anthologie pour cinéphile.

Cosa Mentale (Michel Foucault)

La dernière nouvelle donne son titre au recueil. Elle est une méditation sur l’art, la représentation, le choix d’un point de vue. Elle est aussi une dissertation sur l’œuvre d’art (évocation du tableau de Claude Monet représentant la falaise d’Etretat, la Manneporte, mais aussi des Ménines l’œuvre si énigmatique de Vélasquez) et sur la difficulté d’interpréter une œuvre ou un acte. En effet, la vérité d’un homme réside toujours dans ce qui l’incite à agir comme dans ce qui le retient ).

Cette nouvelle éclaire celles qui composent le volume, leur donne un éclairage subtil et complexe. La vie d’un homme est irréductible à un seul point de vue. C’est bien la force de la littérature, dont ces nouvelles sont exemplaires, que d’en restituer les parcelles mouvantes, changeantes, incomplètes. Car c’est de cela qu’est faite l’humanité : la complexité qui la rend à la fois incompréhensible et impossible à juger. Michel Foucault, dont cette nouvelle est le « portrait », en fut l’intarissable explorateur.

N’y a-t-il pas dans ce recueil inépuisable,  l’empreinte d’un des grands écrivains nouvellistes de notre temps, comparable à Maupassant, ami de Monet…dont il a été le voisin à Etretat ?

Jean Jauniaux, 2011…

Cosa mentale, de Jean Yvane, Editions MEO, 2023, 100p., 15,00 €

Ci-dessous, nous vous invitons à regarder et écouter l’entretien que Jean Yvane nous a accordé ce 19 mai 2023…