« Colombe » le roman d’Eric Brucher, ré-édité aux Editions du Sablon

Dans Le Carnet et les instants , la revue littéraire belge francophone, nous avions publié à sa sortie de presse un article consacré au deuxième roman d’Eric Brucher, ré-édité aux Editions du Sablon, nouvelle enseigne des Editions Weyrich qui vient ainsi compléter ses collections littéraires (Plumes du coq, Noir Corbeau et La traversée que nous avons déjà évoquées à différentes reprises.) Le romancier qui est aussi nouvelliste et librettiste, nous a accordé un entretien que nous publions ici (video youtube) qui permet de faire le point, onze ans plus tard, sur ce que représente la republication d’un roman. Permet-elle et dans quelles conditions de valider l’intemporalité de la littérature. C’est bien le cas ici. On aperçoit aussi combien les écrivains disposent d’un irremplaçable instrument d’investigation de ce qui, en nous et dans notre entourage, peut nous submerger. La littérature démontre ainsi une forme d’universalité qui, comme pour d’autres arts, rend incompréhensible la qualification de « non essentielle » qui frappe de plein fouet la « culture ». Et si, à partir de ces exemples de résilience que nous donne la littérature, on essayait d’ouvrir les portes des théâtres, des cinémas, des salles de concert et de spectacle. Peut-être le monde n’irait-il pas plus mal? Peut-être retrouverait-il cette capacité d’empathie que nourrissent le partage et l’échange entre artistes et publics? Et si on essayait?

(Jean Jauniaux, le 23 février 2021)

Dans « Le Carnet et les Instants »: Les ailes d’une âme

Eric BRUCHER, Colombe, Editions du Sablon, 2020, 175 p., 13 € , ISBN 978-2-931112-02-1

On ne boudera pas ici un double plaisir. Celui de saluer la naissance d’une nouvelle maison d’édition de littérature belge de langue française. Les Éditions du Sablon, créées par Olivier Weyrich démontrent, si besoin en était, le dynamisme de celui qui compte à son actif plusieurs collections littéraires (Plumes du Coq, Noir Corbeau, La traversée) et est dorénavant lauréat de deux des plus éminents prix littéraires de la Fédération Wallonie Bruxelles : le Rossel vient d’être attribué au roman La confiture de Morts et le Prix Joseph Hanse à la collection La traversée). Celui de se féliciter de la réédition d’un des romans que la cessation des activités de Luce Wilquin avait rendu indisponible : Colombe, paru initialement en 2013, et finaliste, l’année suivante, du Prix Horizon du deuxième roman. A relire ce roman court, nous envahit autant d’émotion que lors de la première lecture. La grâce d’un style sensible et fluide, à l’instar des Gnossiennes d’Erik Satie (évoquées au détour du récit) donne à la narratrice cette voix singulière et attachante de la détresse d’une âme. Paola s’inscrit d’emblée dans le répertoire des personnages dont la littérature aime à explorer les vertiges et à les formuler avec cette intimité que seule permet l’écriture romanesque. La mélancolie dont le livre nous fait le récit à la première personne permet au romancier d’investiguer et de formuler  intimement l’indicible de la neurasthénie. Les chapitres courts se déclinent à partir de l’incipit: Parfois, je voudrais boire le ciel entier. Voici une vertigineuse entrée en matière. Mon thorax est une cage qui enferme une colombe fragile, ses ailes veulent s’ouvrir pour s’en aller. Mon corps l’empêche et la blesse.  La métaphore qui contient le titre du roman, nous dit la perception intérieure, intime, invisible du mal qui accable Paola depuis l’enfance. Ni Arielle, sa maman, ni le médecin de famille ne parviennent à comprendre ou admettre la neurasthénie de l’adolescente qui bientôt deviendra anorexie.Eric Brucher réussit avec une rare sensibilité à exprimer le cheminement irréversible de la mélancolie et à le formuler avec un phrasé au plus proche du cœur. Petit à petit, par dévoilements successifs du passé, Eric Brucher nous donne à connaître ce qui a engendré cet état, mais aussi ce qui continue de l’attiser : la séparation des parents, l’incompréhension d’Arielle, le départ du père « sans laisser de traces », l’inutilité de la médecine (Je ne veux pas être soignée d’être humaine ! se révolte Paola dans une révolte fulgurante ), la sensation d’appartenir à un autre univers.L’observation peut aussi se faire féroce, incisive, irrévocable, projetant sur les protagonistes de la vie de Paola une lumière crue et impitoyable. Il est vrai que le réel est confronté sans cesse à l’inaccessible idéal dont une des sources serait la mer : D’aussi loin qu’il m’en souvienne, c’est d’elle, la mer, que monte en moi cette nostalgie sans remède. Après, j’ai levé les yeux au ciel, l’immense est devenu ma certitude, et je l’ai cherchée en moi. Se succèdent alors, avec une constante justesse d’évocation, les scènes rappelant les souvenirs d’enfance et ces terribles images d’un documentaire qui déclenchera l’anorexie.

Le deuxième versant du roman s’ouvre avec l’hospitalisation de Paola, suivie d’une convalescence chez Solange, la sœur de sa mère. Ce sera le début d’une résilience dont Brucher nous décrit le cheminement fait de nouvelles rencontres, dans un environnement bucolique et apaisé, dans le chant choral, dans l’apprivoisement nouveau des choses simples et le dévoilement des secrets. Nous n’en dirons rien ici bien sûr, si ce n’est d’inviter le lecteur de ces lignes à ouvrir, comme des ailes, les pages de ce beau roman de résilience.Il faudrait donner à lire Colombe à celles et ceux qui se trouvent dans l’entourage de l’anorexie. A l’instar de William Styron qui dans Face aux ténèbres, nous donnait à éprouver par leur fulgurante exploration littéraire, les abysses de la dépression, Brucher, avec Colombe, pénètre dans cette incompréhensible et terrifiante crevasse de l’âme qu’est l’anorexie. Il nous conduira, cœur battant, vers la résilience dont il tisse la dentelle délicate, comme s’il nous faisait entendre une Gnossienne. (Jean Jauniaux, Paru dans © »Le Carnet et les Instants », janvier 2021)