Un poète qui me tend la main…
On imagine une forme de bonheur au cœur du poète Yves Namur lorsqu’il publie sous l’enseigne d’Arfuyen ce qui constitue le 254e volume d’une collection vouée depuis 1975 (un demi-siècle bientôt) aux littératures francophones et étrangères. Cette internationale de la poésie, dans l’espace et le temps inclut des traductions mais aussi des parutions bilingues. Elle s’inscrivent dans des « domaines » dont l’énumération est une stimulante émulation : allemand, alsacien, anglophone, arabe/persan/turc, espagnol/portugais/,italien, japonais/chinois, grec/latin mais aussi ces « autres domaines » où paraissent les œuvres de Etty Hillesum, Nεzahualcoyotl, Rabbi Tsaddoq…) mais aussi à la biographie d’écrivains par la collection anthologique des maximes de vie d’écrivains comme XXX. Comme on le découvre sur le site de la maison d’édition créée par Gérard Pfister, « Arfuyen n’a jamais voulu s’enfermer dans une esthétique ni dans une doctrine. Arfuyen est un lieu, une place ouverte, un refuge quand menacent les hautes eaux. C’est le nom d’une montagne, à Malaucène, face au Mont Ventoux, où se trouvait la bergerie qui servit longtemps de siège aux Éditions. »
Dans un article (de la revue Études, n° 4250, juin 2018) le créateur de la maison raconte : « Dans cette terre qui portait le souvenir de troubadours (…) vivaient alors des écrivains et des poètes que nous admirions : Philippe Jaccottet à Grignan, René Char à l’Isle-sur-la-Sorgue, Henri Bosco à Lourmarin, Paul de Roux à Fontaine-de-Vaucluse, Pierre Seghers à Murs-de-Sault, Jean Tortel à Avignon. Ce lieu était comme une petite Toscane, un paradis de la littérature, et le désir nous est venu de le célébrer et peut-être de comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui fait la force d’un lieu ? Ce n’est pas seulement la beauté : il en est de magnifiques qui n’ont jamais suscité de grandes œuvres. C’est autre chose, d’évident et de mystérieux. »
Yves Namur y a publié, avant La nuit amère , un recueil de poésie Dis-moi quelque chose (2021) et un recueil de textes de Maurice Maeterlinck qu’il précède d’un bref essai consacré au Prix Nobel de littérature, Ainsi parlait Maeterlinck (2021).
La nuit amère réunit dix ensembles/ Certains sont « dédiés » à un écrivain par l’épigraphe (Celan, Roberto Juarroz, Salah Stétié…) ou la dédicace du titre (Voyelles pour Anise (Koltz)). Les autres sources ou circonstances ayant inspiré le poète doivent se trouver dans les remerciements qu’il adresse aux plasticiens dont les images ont inspiré ou accompagné l’écriture (Jean-Luc Herman, Wanda Mihuleac, Serge Chamchinov, Robert Lobet, Jean-Marc Brunet). Deux autres ont été composés « en pensant à » telle ou telle œuvre (Gaspard Hons ou Roger Munier). Certains enfin contiennent des emprunts de titres transformés en vers (Béatrice Libert, Vénus Khoury-Ghata)
Situer ainsi La nuit amère dans la maison d’édition qui l’abrite mais aussi dans les liens noués avec le monde et l’histoire littéraires permet de caractériser la démarche poétique de Namur. L’écriture est l’aboutissement d’une plongée au sein d’un réseau d’affinités. Chez lui, dans la vie comme dans l’écriture, – à l’image de l’art de la médecine dont il a été praticien au quotidien, de l’édition où il est infatigable découvreur ou de son implication dans les obligations académiques – rien ne se crée hors de la relation au monde. C’est à dire à l’autre. C’est à dire encore à l’âme dévoilée par le corps ausculté, par le dessin, la gravure, la peinture contemplés ou enfin, par la lecture inépuisable des textes issus du plus lointain ou du plus proche.
En plaçant ces dix ensembles poétiques sous les parrainages identifiés plus haut, Namur nous invite à aller leur rendre visite, à identifier les références qu’il y a trouvé, à nous laisser porter, au delà de l’amertume de la nuit, dans la lumière dont ils nous irradient.
Ainsi nous y convie le premier ensemble, Creuse-nous. Écrit « avec un livre de Paul Celan sous le bras », le rythme incantatoire de ces poèmes hante longtemps après la lecture. On la recommence en psalmodiant pour mieux aller, porté par la voix sourde et le phrasé sombre, Jusqu’où le cœur des obscurs est allé un jour. Il y a dans ces pages le deuil, l’absence, les supplices, la nausée menant la vision du poète aux confins, là où (…) le doigt venu du céleste/(…) perçait les âmes errantes/ Dans la Reichskritallnacht.
Le chant des mains est placé sous l’égide du poète argentin Roberto Juarroz et sa Douzième Poésie verticale. Celui qui avait exprimé le vœu de parvenir à « dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel » (et dont on peut lire la poésie dans les traductions notamment de Fernand Verhesen), inspire à Yves Namur un ballet poétique dont les mouvements expriment l’attente, l’impossible amour, le flamboiement des cœurs mais aussi la désolation : Dis-moi,/pourquoi tant de désolation/ Au creux de mes mains ouvertes ?. Dédié à la compagne de l’écrivain, le poème célèbre les mains « ces oiseaux de l’âme » en les plaçant ( …) tout simplement là,/ Tout au bord du poème que j’écris maintenant (…)
Les mains cèdent la place ensuite à Quinze traces à peine visibles. Pour mieux les évoquer, Namur à l’écoute toujours de celles et ceux qui l’inspirent, évoque ce placement inattendu des traces : « Hors de la pensée »,/dit un poète qui me tend la main. A cette fraternité survenue en lien avec les poèmes du chant des mains, succède la gravité dont le poète n’est jamais distant. Les mains encore surgissent ici, de cette vie de chein errant/sur la misère/(…) où s’accrochent depuis la nuit amère/ Les mouches, les mains blessées. La mission du poète serait-elle d’exprimer Ces traces / qui se répandent partout:/ Dans l’espace, dans le ciel dénoué, Dans les poèmes. ?
Ce sont les cinq sens que le poète convoque dans l’ensemble intitulé « Les feuilles le savent bien »…au terme de cette exploration du voir, goûter, entendre, toucher, sentir, Yves Namur ajoute le « parler » qui exige discrétion dans le murmure, comme le poème…
Dans Voyelles pour Anise, Yves Namur s’essaie au « portrait par cinq petits tableaux » de la poète luxembourgeoise Anise Koltz (qui fut lauréate en 2018 du Prix Goncourt de la poésie). A lire ces textes courts, on ressent cette proximité intense dont se nourrit le poète attentif aux effleurements de l’éternité. Et tu me dis:/Regarde, l’éternité/ est peut-être là qui marche sur nos mains/ ouvertes comme des livres/ Et leurs infinies fabriques du bleu.
Comme il l’a fait pour les cinq sens, Namur s’amuse des chiffres ornant les dés et y explore la possibilité du Sept ou la face cachée du dé. Rien que le titre de cet ensemble pourrait faire office de définition de la poésie : interroger le caché, le possible, le rêvé .
Le poème est au cœur de deux des trois derniers ensembles du livre : Des poèmes que les oiseaux ont bus et Des poèmes émiéttés. L’éphémère, la mémoire, l’insouciance du temps, la mort, la douleur reviennent hanter la main du poète dans les envols qu’il dépose sur la feuille. Il n’est pas dupe : Un jour ou l’autre, Il faudra bien abandonner le poème. /Le laisser vivre à sa guise, où il le souhaite et avec qui il l’entend:/ Avec les fleurs, les ronces/Ou le malheur des gens.
Disposé en avant dernière position, un texte écrit « A la mémoire de Marc Wilmet disparu hier », interroge avec une lucidité lumineuse l’effacement des traces que laissent une vie, une œuvre, une amitié, ce qu’on laisse au-dessus/de la terre noire/
La date de ce poème, 11 novembre 2018, centenaire de l’armistice , orne singulièrement cette « (…) trace qui scintille maintenant dans le vide ».
Jean Jauniaux, le 21 juin 2023
La nuit amère, Yves Namur, Editions Arfuyen, 2023, ISBN 978-2-845-90351-7, 116 pages, 14€