« Et si le second rayon était le premier ? »

Le marché du livre est comme tous les autres : un système où ne survivent que les plus forts, les plus performants, les mieux promus surtout. Cette année, ce mécanisme se vérifie plus que jamais. On a l’impression que la course est déjà gagnée. Elle concerne quelques ouvrages qui caracolent en tête des ventes, comme ils sont les mieux répercutés par les médias. On ne va pas les citer une fois encore : ils sont rappelés à saturation sur les écrans, sur les ondes, dans les journaux, les magazines, qu’ils soient spécialisés ou non. Car le plus désolant est que même les publications pour vrais amateurs, comme on dit, sacrifient aux passages obligés imposés par les campagnes de sensibilisation.

C’est tout le paradoxe : on n’a jamais publié tant de livres, on n’a jamais autant réduit le choix des amateurs. Si, dans les librairies, on ne voyait pas épinglés en guise de « coups de cœurs » comme on dit, les livres qui s’affichent un peu partout comme les « musts » sur lesquels il fallait à toutes forces se précipiter, on croirait disposer d’une alternative aux injonctions des faiseurs d’opinion, mais c’est exceptionnel. Comme si les libraires, véritables héros de la chaîne du livre pourtant, dont on ne saluera jamais assez le courage et l’endurance, avaient été, eux aussi, contaminés par l’intoxication généralisée.
Car, même dans leurs rayons, il faut bien les chercher, les livres qui sont les vraies surprises, leurs éditeurs n’ayant pas les moyens de déployer la grosse artillerie publicitaire à leur profit. Ces éditeurs peuvent être particulièrement désarmés. Parce qu’ils ne sont pas parisiens, par exemple, ou pire encore : pas même français. Oh, quelle indignité !

C’est qu’ils peuvent aussi pâtir d’un handicap supplémentaire, rédhibitoire même : être belge. Ce qui implique de ne pas être admis sur le territoire de l’hexagone, malgré les recommandations européennes de libre circulation des biens et des services. De ne pas avoir droit au moindre espace dans les média, même belges, où l’on pratique si souvent le suivisme à l’égard de la Ville-lumière, qui en l’occurrence repousse dans l’ombre ce qui ne gravite pas dans son environnement immédiat.

Des exemples de petites merveilles qui risquent cette clandestinité sans remède ? J’en citerais trois, œuvres de femmes écrivains au talent éclatant. « Un éclat de vie », de Marie-Eve Sténuit, qui avait déjà quelques livres très originaux à son actif et qui détaille ici ce qu’un choc affectif peut produire chez celle qui le subit, une magnifique illustration du vers déchirant de Vigny « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Espérons que le magnifique travail d’édition de Francis Dannemark dont elle bénéficie à Bruxelles soit vraiment soutenu par son partenaire bordelais « Le castor astral ».
Il faut aussi dire toute l’émotion que contient « Premier chagrin », le poignant roman pour adolescents d‘Eva Kavian, dans la série Zone J chez Mijade. Une petite jeune fille y obtient son premier engagement comme baby-sitter et s’aperçoit que c’est plutôt une grand-mère qu’elle vient assister, une bonne maman qu’un cancer ronge peu à peu. C’est drôle, déchirant, tonique, irrésistible.

Sténuit et Kavian avaient déjà des états de service dans le roman. Ce n’est pas le cas de Geneviève Damas, que l’on ne connaissait que comme dramaturge : c’est elle qui a écrit et interprété les avatars de Molly, avec lesquels elle ne cesse de tourner sur les scènes de Bruxelles et de Wallonie. Avec « Si tu passes la rivière », chez Luce Wilquin, elle fait de son coup d’essai dans le roman un coup de maître. Elle reste fidèle à la forme du monologue, qui lui sied si bien, mais se met dans la peau d’un jeune berger un peu simplet. Le ton est juste, l’émotion tout le temps à fleur de phrase, la générosité de cœur permanente.
S’ils ne sont pas à l’étal des libraires, il faut réclamer ces livres, ou se les procurer par les nouvelles messageries : encore faut-il être averti de leur parution.

Pour ces trois réussites, c’est chose faite.

Jacques De Decker

Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes

Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69

Référence : NAXOS 8.572530