Est-il autre aventure littéraire que l’exploration du passé ? Des épopées homériques aux spéléologies dans les galeries de l’existence dont Proust nous a donné l’archétype, on perçoit qu’écrire est une tentative de contenir, le plus souvent en vain, l’écoulement des siècles et des jours. Les autres formes d’écriture, la lyrique ou la dramatique, ont des fonctions distinctes. Mais les récits, admettons-le, ont le plus souvent pour Sésame le fatidique « il était une fois ».
Au-delà de cette généralité, il y a la manière, le talent, quelquefois le génie. Depuis quarante ans maintenant, un écrivain français décrit des spirales de plus en serrées autour des énigmes du temps perdu, c’est Patrick Modiano. Son œuvre s’égrène, depuis ce fabuleux début qu’était en 1971 « La Place de l’étoile », avec une impavide régularité, s’édifiant sans crier gare comme l’un des principaux monuments littéraires contemporains, l’un des plus admirables qu’offrent de toute manière les lettres françaises.
Une généralité pareille, il faut bien l’affirmer de temps en temps, parce qu’elle n’est que rarement reconnue : Modiano est un écrivain qu’on lira longtemps encore, qui n’est pas prêt à être balayé par les vagues de l’actualité, mais il semble que, malgré son succès, et la fidélité de ses très nombreux lecteurs, cela ne se sache pas assez. C’est d’autant plus étonnant que l’abord de son œuvre est des plus simples, que son charme s’exerce irrésistiblement. Mais peut-être est-ce cela qui le rend suspect : il n’offre pas, au premier regard, prise à l’analyse savante. Or, il s’y prête certainement, mais suppose une lecture seconde, qui se fonde plus sur la connivence, la divination presque, que sur l’application d’on ne sait quelles grilles plus ou moins doctes.
« L’herbe des nuits », son vingt-cinquième roman, est une pièce de plus dans cette tapisserie en demi-teinte qu’il déploie obstinément devant nous. Elle gravite autour d’un mystère qui ne sera, on le sait d’entrée de jeu, pas vraiment élucidé. Mais c’est là le contrat qu’il signe avec son lecteur depuis des décennies. Il propose un substitut fictionnel à l’interrogation que la vie représente à nos yeux jours après jours. Nous n’avons pas toutes les cartes en mains, et nous nous acheminons quand même, à l’aveuglette, selon un itinéraire incertain vers une destination ignorée.
La force de Modiano est de nous offrir en des récits brefs comme des sonates, une rêverie partagée, qui nous requiert par les sortilèges des images suggérées, et la mélodie de l’écriture. Il y a, c’est vrai, une « petite musique » de Modiano, mais c’est l’un des plus subtiles et des plus maîtrisées qui soit. Et que véhicule-t-elle dans ce roman-ci ? Peu de choses. Des promenades dans Paris avec une femme à l’identité à multiples fonds, de vaines tentatives d’y voir clair dans des destinées interlopes, d’une enquête à plusieurs tiroirs dont l’agencement lui-même nous fascine. Cela a l’air simple comme le jour, mais c’est inimitable. On appellera cela le style, et on aura raison.
Mais lorsque le style prend aussi peu la pose tout en exerçant à ce point son pouvoir, on a affaire à un enchantement.
Jacques De Decker
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530