Le dernier tome de la correspondance de Michel de Ghelderode réunie par Roland Beyen
Exhumation d’un continent litteraire
C’est probablement la plus vaste entreprise éditoriale jamais tentée dans la littérature belge. Qu’on en juge : onze volumes d’en moyenne sept cents pages, douze si on y ajoute l’index, publiés en plus de vingt ans, mais ayant nécessité de la part d’un chercheur acharné plus d’un demi-siècle de travail, d’efforts, d’investissement psychique, physique et financier. D’un point de vue strictement matériel, c’est déjà phénoménal. Du point de vue intellectuel, c’est l’exhumation spectaculaire de toute une part d’une œuvre, du continent englouti d’un monde, et de beaucoup plus qu’un complément d’une activité créatrice qui résiderait principalement ailleurs. Ghelderode, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est d’abord connu comme dramaturge, bien sûr. On apprécie de plus en plus le conteur aussi, principalement pour ses « Sortilèges » que l’on trouve dans la belle collection « L’Imaginaire » chez Gallimard, où ce recueil occupe très légitiment sa place auprès des plus grands.
Mais l’on n’ignorera plus désormais que Michel de Ghelderode est un fabuleux épistolier, un artiste de la correspondance comme on l’était dans les temps anciens, temps anciens qu’il prolongea jusque dans la seconde moitié du siècle dernier, c’est-à-dire bien après l’invention du téléphone qui allait réduire considérablement la rédaction manuelle des messages, et après l’introduction de la machine à écrire, à laquelle Ghelderode répugnait à avoir recours. Il préférait tenir la plume, et coucher sur le papier les arabesques que sa main émaciée y dessinait.
Ghelderode était un égaré historique. Il était à la fois de son époque et par ailleurs aussi contemporain des temps christiques que de l’occupation espagnole, un des multiples espaces-temps révolus où il se mouvait avec la plus désarmante aisance. Son « Barrabas », l’une de ses pièces les plus célèbres, est, comme une toile de Brueghel, la transposition dans le Brabant des quinzième et seizième siècle de l’épisode narré dans les Evangiles. Ghelderode entreprit de la sorte d’innombrables voyages dans le passé qui pour lui ne passait jamais. Et il se comportait en scribe comme on en voit dans les tableaux de Quentin Metsijs, assis à son établi, et adressant ainsi des missives à des amis proches ou lointains, traitant avec le même naturel un vieil ami de guindaille du temps de sa jeunesse et un savant professeur de quelque université américaine.
C’est à un savant professeur que l’on doit ce monument littéraire sans pareil. Une pure créature du monde intellectuel. belge, fils de pêcheur westendais, formé à l’université de Leuven, l’une des plus vieilles d’Europe, élu au sein de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique il y a presque vingt ans, qui a mis tout son savoir et toute sa passion dans la récolte de milliers de lettres, et dans leur patient examen critique et scientifique, au point que ces volumes sont, en fait de texte, de son cru au moins autant que de Michel de Ghelderode lui-même.
Il y a quelque chose de dérisoire à commenter en quelques mots une œuvre colossale qui en compte des centaines de milliers, soit frappés au sceau de l’invention, voire du délire dans le chef de Ghelderode, soit à celui de la rigueur interprétative chez Roland Beyen, véritable auteur de la performance. Nourrie d’une générosité inouïe à l’égard de l’écrivain auquel Beyen accorde une nouvelle vie, mais dirigée aussi vers ses disciples chercheurs à qui il offre une matière d’étude inestimable, cette « Correspondance » est un jalon monumental au fil de cet improbable phénomène qu’est la littérature française de Belgique.
Jacques De Decker, le 11 décembre 2012