Le 6 novembre 2023, l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique accueillait une rencontre avec le poète et traducteur Alain Sancerni et le poète éthiopien Bewketu Seyoum. Cette rencontre – animée par Eric Brogniet et Jean Jauniaux, après une introduction par Yves Namur (Secrétaire perpétuel)- a été l’occasion d’évoquer la poésie éthiopienne contemporaine représentée ici par un auteur majeur de la jeune génération, Bewketu Seyoum et par son traducteur Alain Sancerni. Ce fut l’occasion d’évoquer « Cantique de la nuit » un receuil de poèmes traduits en français , publiés en coédition chez Shama Books (Addis Abeba) et Dumerchez (Paris).
Signalons le dernier ouvrage d’Alain Sancerni, Les Ethiopies singulières, paru aux Editions Hozhoni. Ce « beau livre », illustré de photographies de Georges Courrèges et accompagné de témoignages de Biniyam Gezahegn Gebrehiwot a été évoqué lors de l’entretien.
Eric Brogniet nous a autorisé à publier dans « L’ivresse des livres » l’article qu’il fera paraître à ce propos dans « Le journal des poètes ». Quant à l’enregistrement intégral de cette rencontre, il est accessible sur la chaîne Soundcloud de « L’ivresse des livres »:
Jean Jauniaux
La littérature éthiopienne , une analyse d’Eric Brogniet
» La littérature éthiopienne doit son origine au christianisme, qui a joué un rôle important dans l’histoire du pays : il a permis de maintenir une indépendance politique et culturelle par rapport à ses voisins, mais ce sont aussi les monastères qui furent déterminants pour l’élaboration d’une littérature propre, au sein d’un pays peu urbanisé et essentiellement agricole. La fonction de cette littérature fut à l’origine et durant longtemps d’ordre majoritairement religieux ; l’érudition y primait sur les recherches stylistiques et les traductions y ont occupé une grande place, la littérature populaire ne représentant primitivement pour le pouvoir royal et les religieux qu’un divertissement. Influences sémites et influences grecques contribueront à l’originalité de la civilisation éthiopienne. Du point de vue linguistique, l’éthiopien classique est le guèze, langue en usage dans l’Église éthiopienne depuis le 4e siècle. Il disparaît de l’usage parlé six siècles plus tard mais a survécu jusqu’à présent comme langue de la liturgie. L’amharique, qui dérive d’un dialecte voisin du guèze, est la langue en usage dans le royaume depuis le 13e siècle et ses premiers textes écrits remontent au siècle suivant. C’est aujourd’hui la langue dominante, même si d’autres langues modernes minoritaires ont été mises par écrit très récemment. Du 4e siècle ne nous sont parvenus que des inscriptions royales ou des textes épigraphiques, seuls témoins historiques d’une littérature jusqu’au 14e siècle. Les relations avec Alexandrie ou l’Église copte ont toujours été importantes pour le développement de la littérature religieuse en Ethiopie. Grâce aux victoires du Roi Amda Sion sur les mamelouks égyptiens au 14e siècle, l’Ethiopie sauvegarda son indépendance et sa religion. Sont alors rédigés les premiers éléments du Serata-Mangest, l’Ordonnance du royaume, définissant les charges de la Cour et de la hiérarchie et l’on compose les premiers chants populaires en l’honneur du roi, signe de son prestige. A cet égard, la légende soutient que la dynastie éthiopienne provient des rapports entretenus entre le roi Salomon et la reine de Saba, qui enfanta le futur Ménélik Ier, premier souverain d’Axoum et fondateur de la dynastie salomonide, ce qui la désigne comme une branche directe de la lignée de la tribu de Juda. La descendance de la tribu de Juda, de la lignée de David, roi de Sion, dépositaire des tables de la Loi, permet aux Éthiopiens de s’approprier ainsi la préférence divine réservée au peuple élu. Les lettrés révisent les traductions bibliques de l’âge axoumite : plusieurs manuscrits sur parchemin, décorés de miniatures, nous sont parvenus comme l’Evangéliaire de Debra-Maryam dans le Tigré, celui donné par le roi Saïfa-Arad au couvent de Cousquam d’Égypte, ou un autre, provenant du lac Haïk, contenant un acte daté de 1350… L’écho des victoires remportées par le roi Amda Seyon Ier dans la décennie 1330 sur ses voisins musulmans gagnera même l’Occident où L’Arioste y fait allusion dans son Roland Furieux. Le 15e siècle sera florissant pour l’Abyssinie dans le domaine littéraire : traductions nombreuses, compositions originales, notamment des vies de saints et des récits de miracles ; en poésie, la production était déjà fort importante, mais le genre historique viendra s’ajouter à celle-ci. L’auteur le plus illustre de cette période est le roi Zar’a Yâ’qob, dont la production littéraire, avec Le livre de la Lumière, a pour but de réorganiser le culte et de lutter contre les hérésies et l’idolâtrie. Un corpus considérable de légendes et d’explications symboliques est réuni dans l’étrange Livre des mystères du ciel et de la terre. Outre l’apport du Roi Yâ’qob, nous retiendrons de cette période le Livre du mystère, premier ouvrage théologique de Georges de Saglâ. Au siècle suivant, nous signalerons la Confession de Claude, un plaidoyer pour la foi monophysite contre le catholicisme. Hagiographies, récits de miracles, comme Le livre de la naissance, ou encore recueils de sentences attribuées à des sages, depuis Socrate jusqu’aux Pères de l’Église, voisinent avec des romans édifiants mi-profanes mi-religieux, comme Barlaam et Joasaph ou le Roman d’Alexandre. Dans le domaine du genre historique, les traductions ont une moindre importance. Jean de Nikiou, contemporain de la conquête de l’Egypte par les musulmans est l’auteur d’une Chronique de l’histoire du monde. Un ouvrage fort célèbre est celui d’un chef civil et religieux d’Axoum, Isaac, qui, assisté d’autres membres du clergé, compose entre 1314 et 1322 un récit légendaire justifiant la fondation de la dynastie salomonide, le Kébra Nagast ou Gloire des Rois. La littérature proprement historique et non plus légendaire commence avec la Chronique des guerres d’Amda Sion. La littérature marquera le pas après l’expulsion des jésuites et l’isolement du pays puis la période troublée par les incursions des rebelles Gallas. Le déclin de la vie littéraire dans la langue guèze s’accentua au cours des 18e et 19e siècles. Seule œuvre marquante, une traduction, la Médecine spirituelle, pénitentiel de Michel d’Atrib. La poésie éthiopienne ne fait pas exception au caractère religieux de la production littéraire ancienne et classique. Elle se répartit en trois genres principaux : les portraits (malké), les salutations (salâm) et les courtes pièces en vers intercalées dans les chants liturgiques (qenê) : ces poèmes sont la plupart du temps improvisés. La poésie éthiopienne connaît la rime et la division du poèmes en strophes. Cette poésie référentielle est truffée d’allusions et de subtilités, voire de jeux de mots, notamment dans les qenê, qui lui confère un caractère parfois obscur ou ésotérique pour le profane ou l’étranger. Il existe de nombreux recueils d’hymnes dont le plus populaire est celui des Louanges de Marie qui a servi de modèle au Roi Yâ’qob pour la création de son Orgue de la Vierge. Après lui, un de ses successeurs, Naod, est connu pour ses pièces de six vers, les sellasê. A partir du 15e siècle on notera aussi la présence d’écrits se réclamant presque toujours du Christ ou d’un saint : ces œuvres empreintes de merveilleux et de mystère ont un caractère magico-religieux, où l’énonciation de noms magiques et secrets est censée avoir des pouvoirs opératoires. L’exemple le plus original de ce genre de littérature est le texte dit de la Bandelette de la justification, que l’on enroulait autour du cadavre afin qu’il le mène de la mort vers le Paradis. En ce qui concerne plus spécifiquement la littérature de langue amharique, ses productions tranchent sur les savantes et laborieuses poésies religieuses en langue guèze. Les chants royaux, à partir du 14e siècle, possèdent un style direct, des vers courts et rimés, un vrai souffle poétique. Ce sont des spécimensde poésie populaire qui est longtemps restée orale et qui a existé avant et à côté de la littérature écrite. A l’époque moderne, le pays s’ouvrant aux influences européennes durant le règne d’Haïlé Sélassié, une littérature contemporaine laïque apparaît : l’implantation de l’imprimerie et de la presse en Ethiopie favorise cette évolution. Après l’occupation italienne du milieu des années trente, la production littéraire, en accroissement, comporte manuels scolaires, livres de vulgarisation et tous les genres, de la religion à l’histoire, et de la poésie au roman et au théâtre.
Bewketu Seyoum est un poète connu en Ethiopie où la poésie est considérée, bien avant toute autre forme artistique, comme l’Art majeur. Il est né en 1980 dans une famille croyante de la province du Godjam mais se déclare agnostique. Ce diplômé en psychologie de l’Université d’Addis Abbeba est l’auteur d’une dizaine de livres de poésie et de nouvelles et de deux romans. Il a obtenu le prix du meilleur jeune auteur éthiopien en 2009 et celui du meilleur romancier en 2008. Ses lectures publiques attirent des milliers d’auditeurs. Ce livre est le premier à être traduit en français, par un traducteur vivant à Addis Abbeba et connaissant bien la culture éthiopienne : Alain Sancerni est aussi un grand connaisseur de l’oeuvre rimbaldienne et lui-même poète. L’oeuvre de Bewketu Seyoum est moderniste et engagée, au sein d’un pays à la littérature longtemps conventionnelle. Ecrite en langue amharique et compte tenu de la multiplicité des références et des double sens linguistiques typiques à la poésie éthiopienne, la traduction a visé essentiellement à offrir au lecteur francophone une équivalence de compréhension du sens par l’adéquation des images choisies pour répondre aux multiples interprétations possibles dans la langue d’origine elle-même : la transposition est ici le moyen de ne pas trahir l’intention première du poète. Grâce à ce travail méticuleux et de longue haleine du traducteur français, le Cantique de la nuit, magnifiquement édité par Dumerchez et illustré par la jeune artiste éthiopienne Selome Muleta, nous offre en version bilingue des poèmes à la fois courts et plus longs, à la portée universelle ou au contraire plus référentiels : le rythme et la musique de la langue n’ont pas été sacrifiés, les métaphores ont été l’objet d’un traitement et d’un soin particulier, comme on l’entendra dans l’entretien et les lectures enregistrées lors du passage des auteurs à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique le 6 novembre 2023 et disponibles sur la chaîne Soundcloud de « L’ivresse des livres »
La poésie de Bewketu Seyoum est engagée dans une réflexion profonde sur le destin humain, sur le cheminement spirituel et sur les interactions de l’individu avec l’Histoire et ses semblables. Elle est pure de toute intentionnalité dans son engagement même et s’élève de manière exemplaire comme dans ce tercet « Une devise pour la vie » :
Ce coeur de paille s’il échoue sur ton seuil
ne t’enquiers pas de son adresse
le vent du lendemain connaît sa route
L’amour, le sentiment d’appartenance à la splendeur du monde comme celui de l’impermanence et de la noirceur sont cesse en jeu dans ces poèmes à la pensée dialectique. Il y a chez Bewketu Seyoum un appel au désenclavement, à la célébration d’une identité singulière sans que celle-ci soit une crispation identitaire — détail qui n’est pas sans importance dans un pays formé de communautés culturelles et d’ethnies diversifiées :
Ton juste vœu — désir d’être une rivière
sans quitter son pays, joindre un autre pays
Car au fond nous partageons tous le même destin et il importe, quelque en soit le prix, de risquer un appel à la messianité de l’autre :
Le sens de la vie
ce sont les larmes qu’on y lègue au fil du sang
te reviendront les larmes de ton père
le jour où je suis né j’ai eu ma part de pleurs
En pleurs je suis entré, avec tes pleurs je partirai
La condition sociale, la pauvreté, la corruption ou la trahison des élites, les faiblesses humaines, les superstitions, la violence et la guerre, la déploration amoureuse retiennent l’attention du poète qui manie alors aussi l’ironie et l’apostrophe :
[…] Sol couvert de cailloux, nivelé au bulldozer
champs gorgés d’eau, ciels gros d’ondées
vendus aux Maîtres
« pois chiches », disiez-vous, pilant une poignée de poussière
« paradis », disiez-vous, en galopant dans la prairie
« eau bénite », disiez-vous, aspergeant à tout va […]
Humaniste et empathique, le poème chez Bewketu Seyoum prend appui sur la conscience d’une irréparable solitude pour désigner d’un geste notre besoin de solidarité et de clarté. Une grande voix contemporaine.
Eric Brogniet