Herni Vernes nous a quittés. Un hommage de PEN Belgique dont il était le doyen…

Henri Vernes avait accepté en 2016 de devenir membre d’honneur de PEN Belgique. Avec espièglerie, il avait signé le « livre d’or » d’une formule lapidaire et engagée: « Pour PEN, ma plume… ». C’est en « vrai » écrivain que PEN Belgique souhaitait associer Henri Vernes aux auteurs qu’il rejoignait ainsi en soutenant l’association internationale de défense du droit à la liberté d’expression, comme Svetlana Alexéiévitch (à laquelle nous pensons avec force en ces moments tragiques que connaissent les créateurs en Bielorussie), Amin Maalouf, Didier Decoin, Paul Auster et d’autres encore. Sans l’oeuvre d’auteurs tels que Henri Vernes, combien d’écrivains n’auraient pas découvert leur vocation? combien de lecteurs ne seraient pas entrés dans la magie du livre ?

Nous avons demandé à François-Xavier Lavenne qui connaît et admire l’oeuvre du créateur de Bob Morane, de l’évoquer dans l’article que vous lirez ci-dessous.

Jean Jauniaux, Président de PEN Belgique francophone

N.B.: nous avions eu le bonheur de rencontrer et d’interviewer Henri Vernes à différentes occasions. Ces interviews sont bien sûr accessibles sur le site de « L’ivresse des livres » . Ainsi à propos de « Série noire » (Cet inédit paru aux Editions La Pierre d’Alun nous avait aussi donné l’occasion d’interviewer à son propos Jean-Baptiste Baronian et Jacques Loustal)) ou de ses « Mémoires ».

Hommage à Henri Vernes

            Henri Vernes, le doyen des Lettres belges et membre d’honneur du PEN Club de Belgique, est décédé et, soudain, pour beaucoup de lecteurs, une page de leur jeunesse se corne.

            Les membres du PEN Club de Belgique se souviendront de cette soirée de 2016 où il avait été invité à l’Académie pour discuter de son œuvre en compagnie de Jean Jauniaux, de Jacques De Decker, de Jean-Baptiste Baronian et de Jean-Claude Vantroyen. L’assistance avait découvert un jeune homme de cent ans, l’œil pétillant, le verbe vif, toujours étonné du succès de ses Bob Morane, un succès qui l’avait rattrapé alors qu’il était sur un bateau à destination de l’Amérique de Sud.

© Jean Jauniaux

La vallée infernale était devenue un succès et son éditeur, Marabout, lui réclamait d’urgence deux nouvelles aventures qui furent écrites directement sur le paquebot. Henri Vernes parlait de son amour pour Blaise Cendrars. Il était, comme lui, un bourlingueur. « L’homme aux mille vies », ce pourrait être le titre d’un Bob Morane ou de sa biographe. Il contait sa fugue à 19 ans pour un voyage qui allait aboutir en Chine dans un bordel flottant. Il jetait un regard amusé sur cette existence qui l’avait vu être tour à tour résistant, journaliste, boxeur, diamantaire… Puis, un beau jour de 1953, Charles Dewismes devint Henri Vernes, l’homme qui allait embraser, par ses histoires, les rêves d’une génération.

            Henri Vernes a su mettre en mots l’envie d’aventure, le goût de l’ailleurs. Il faut souligner son imagination débordante, sa capacité à deviner les attentes des adolescents qui dévoraient ses Bob Morane. Il ne faudrait pas oublier l’écrivain.

            Henri Vernes est un styliste, un amoureux de la sonorité des mots dont les phrases, amples et souples, ondulent pour saisir une scène ou un paysage. Lorsque l’action se déchaîne, l’écriture se fait nerveuse, coupée en courtes phrases, détaillant, avec précision, le moindre geste d’un corps à corps, mais on lit aussi Bob Morane pour cet art de la description où prime l’attention à de menus détails : les bruits d’une rue ; l’air chaud que brassent les pales d’un ventilateur ; la chaleur qui colle, à la peau du héros, l’étoffe de son costume. Henri Vernes est un peintre, les mots sont sa palette. Il sait rendre les sensations que provoque la contemplation d’une ville bourdonnante de vie ou de la nature, sauvage et fascinante. Son héros, habitué à mener une vie trépidante, où chaque seconde est comptée, s’arrête soudain, émerveillé, devant le tableau vivant qui se dresse devant lui et cet émerveillement est une invitation à l’imagination du lecteur pour qu’il se crée, à son tour, cette image d’un pays inconnu et qu’elle vive en lui.

Le soleil se couchait sur Calcutta, changeant l’Hoogly, un des cent bras du Gange, ce fleuve sacré, en une gigantesque coulée de soufre tachée seulement par les voiles noires des jonques ramenant les travailleurs des lointaines rizières. […] De son perchoir, sans même devoir se lever de sa chaise longue, Morane voyait s’allumer les feux dans ces quartiers populaires, le delta du Gange tout entier flamber sous les derniers rayons du soleil, les marais s’enflammer, les boues prendre des couleurs de vieux bronze. Spectacle inoubliable, au-dessus de l’imagination humaine, gigantesque toile de fond prête à chaque instant à basculer dans les ténèbres. [La marque de Kali]

            Toute la série des Bob Morane est emplie de cette poésie d’un monde vaste et mystérieux où l’aventure, grisante, semble attendre l’homme.

Port-au-Prince, la Cité-des-Milles-Tambours, la Ville-des-Nuits-qui-Hurlent, n’avait pas volé ces surnoms que lui donnait Bob Morane qui, ce soir-là, assis sur son balcon, dans les ténèbres presque totales, la regardait luire doucement sous lui, telle une grande bête aquatique et lunaire allongée au bord du vaste miroir d’argent de la baie. [Trafic aux Caraïbes]

            La valorisation de l’aventure, de la curiosité et de l’émerveillement apparaissent comme la volonté de ne pas céder à un désenchantement moderne. Bob Morane se voit comme le dernier des aventuriers d’un autre siècle. Il est l’ultime gardien des secrets des peuples oubliés, le descendant de la lignée éteinte des chevaliers errants.

            Alors que l’Europe sortait de la guerre et que débutaient les Trente Glorieuses, des générations d’adolescents ont découvert, grâce à Henri Vernes, en même temps le monde et le plaisir des mots. Il leur a ouvert grand les portes de la littérature et a aiguisé leur curiosité de lecteur. En parcourant les Bob Morane, les adolescents découvraient des romans d’aventures exotiques, mais aussi de nouveaux territoires littéraires à explorer : le fantastique, la science-fiction, la fantasy. Il existe également des Bob Morane plus sombres qui témoignent du goût de l’écrivain pour la Série noire et le polar. De combien d’aventures de lecture, Henri Vernes a-t-il été l’initiateur ?

            Henri Vernes a également été visionnaire en proposant, dès les années 50, un héros écologiste dans l’âme, fervent anti-colonialiste, un ancien commandant pacifiste, un ingénieur inquiet des dérives de la science et critique devant les excès des sociétés modernes, peu respectueuses de la vie, des cultures des peuples dits « primitifs » et de l’environnement. Bob Morane n’a pas vieilli, ses valeurs sont même plus actuelles que jamais. Il est un amoureux de la vie, de la vie sous toutes ses formes, qui prône l’enthousiasme, le courage et l’ouverture à l’autre.

            Bob Morane est fondamentalement un héros grec, correspondant au modèle du Kalos Kagathos. Il cherche l’équilibre dans le développement du corps et de l’esprit en pratiquant le sport et en fréquentant des savants. Surtout, il déteste l’ubris qu’incarne son ennemi juré, l’Ombre Jaune. Bob Morane refuse la résignation devant la fatalité, sans pour autant verser dans la démesure et croire aux rêves de toute-puissance des hommes. Il tente toujours de rester humble et déterminé devant le Destin, conscient que le but de l’aventure est moins la victoire, qu’une forme de progression intérieure. Par cette dimension éthique, les aventures de Bob Morane dépassent le simple divertissement proposé à la jeunesse et présentent aux adolescents un idéal humain. Cet aspect fut crucial dans leur succès et s’inscrivait dans le projet de la collection Marabout Junior, dont l’aventurier solitaire aux cheveux noirs et drus coupés en brosse incarnait les valeurs. Avec le succès mondial de ses Bob Morane, Henri Vernes a écrit l’une des pages marquantes de la littérature belge de la deuxième moitié du xxe siècle.

            Il ne faudrait cependant pas réduire l’œuvre de Charles Dewismes à la seule série des Bob Morane. Son œuvre, cachée sous de multiples pseudonymes, est complexe et, pour une part, encore à découvrir. Peut-être l’écrivain, en brouillant les pistes, a-t-il voulu que ses lecteurs soient à l’image de son héros fétiche, des explorateurs. On peut ainsi imaginer la surprise de lecteurs de Bob Morane qui, ayant grandi, avaient acheté des romans noirs érotiques signés Jacques Colombo et les découvraient constellés de clins d’œil à la série préférée de leur adolescence. C’était bien sûr Henri Vernes qui s’amusait à écrire un anti-Bob Morane, au travers du personnage de Don !

            L’œuvre d’Henri Vernes avant Bob Morane est également passionnante et, hélas, méconnue. En 1949, il publie un remarquable roman noir, La belle nuit pour un homme mort, qui plonge le lecteur dans une ambiance de cauchemar. Il écrit aussi un essai sur les zombis ou un texte inachevé intitulé Façon série noire, qui sera publié, bien plus tard, à la Pierre d’Alun avec des illustrations de Jacques Loustal. Enfin, il ne faudrait pas oublier le rôle qu’a joué Henri Vernes dans la redécouverte de Jean Ray. Les lecteurs attentifs découvriront avec bonheur les allusions à son œuvre dans les Bob Morane. Il apparaît même dans la série sous le surnom de Tiger Jack.

            Pour conclure cet hommage, il convient peut-être de laisser la parole au sage moine bouddhiste Dhunpa Raï dans La couronne de Golconde : « Mourir, c’est notre but à tous, fit-il doucement. La mort, tout comme la vie, fait partie du grand rythme de la nature, du grand dessein qui régit toutes choses. Nous n’y pouvons rien changer ».

François-Xavier Lavenne