En préparant une évocation de Jacques De Decker, décédé le 12 avril dernier, je réécoute de nombreux enregistrements que j’ai eu l’occasion de réaliser avec lui, l’interrogeant sur son oeuvre, recueillant une centaine de ses « Marges et Contre-Marges », construisant lors d’entretiens la monographie que je lui ai consacrée en 2010 (« La faculté des lettres »). J’ai ainsi retrouvé l’enregistrement sonore de la soirée des lettres de l’Association des Ecrivains de Belgique. C’était le 16 mai 2018. Jacques De Decker avait bien voulu être l’animateur d’une rencontre au cours de laquelle nous évoquons la nouvelle « Perception de Delvaux ». Celle-ci venait d’être publiée en édition bilingue (français-néerlandais), un petit livre orné de deux aquarelles inédites de Paul Delvaux.
Dans les extraits de cette rencontre que je publie ci-dessous, Jacques De Decker évoque Delvaux et Magritte, Saint Idesbald, l’édition bilingue, la revue Marginales. Il présente aussi notre « tandem à la Laurel et Hardy », une formule souriante qui, aujourd’hui en l’absence de Jacques a une résonance nouvelle. Il lit aussi des extraits de « Perception de Delvaux » en néerlandais.
Jean Jauniaux, le 5 avril 2021.
Pour écouter l’enregistrement de cette soirée (y compris la lecture en néerlandais d’un extrait de la nouvelle) il suffit de cliquer sur le lien YOUTUBE.
Ci-dessous, la retranscription de fragments de la présentation par Jacques De Decker
Vous n’allez pas vous étonner de nous voir ensemble ni nous exprimer en duo : nous sommes, Jean et moi, une sorte de tandem à la Laurel et Hardy. J’envie beaucoup Jean Jauniaux de s’être plongé dans l’univers de Paul Delvaux. (…)J’ai rencontré Paul Delvaux. Mon souvenir est lié à un simple détail mais extrêmement pénétrant et solide : sa main. Je me souviendrai toujours d’avoir serré une immense main de créateur en fait. Il était venu voir un spectacle où jouait le mari d’un de ses modèles. Il y a peu de figures comme cela dans mon parcours de journaliste et de témoin qui m’ait autant intimidé par une vraie, réelle, profonde prestance.
Puis, il y a Jean Jauniaux qui est aussi un citoyen de Saint-Idesbald comme Delvaux. Inévitablement ils étaient appelés à se trouver et ils se trouvent maintenant dans le cadre d’une action, d’un projet qui n’est pas seulement le livre dont nous allons parler mais aussi tout une perspective de regard sur un de nos plus grands créateurs. On sépare rarement Delvaux de Magritte, ils sont certainement les deux grands peintres du 20e siècle en tout cas dans ce qu’on pourrait appeler un figuratif fantasmé.
Il y a une anecdote amusante d’ailleurs à leur sujet. Ils étaient tellement appréciés vers la fin de la vie de Magritte – Delvaux allait heureusement lui survivre quand même quelques années – qu’ils étaient beaucoup sollicités par les collectionneurs. Les collectionneurs s’adressaient à l’un et à l’autre et leur commander des tableaux. Ils discutaient du prix du tableau avant même qu’il ne soit achevé. Il y a une anecdote à ce propos : une personne qui était l’intermédiaire de Delvaux aurait répondu à un collectionneur qui était étonné qu’on lui demande plus pour cette œuvre que précédemment, lui aurait répondu « maintenant Magritte est mort, donc il est seul sur le marché ».
Parlons à présent de ce livre tout à fait insolite parce qu’il est double. Il est à double face pour des raisons qu’il se veut délibérément bilingue, d’être véritablement belge. C’est vrai que la Belgique est un pays complexe dans lequel un artiste bruxellois, essentiellement francophone passait l’essentiel de sa vie en bord de mer du Nord exactement comme Jean Jauniaux d’origine wallonne, ayant été formé dans le Hainaut et à Bruxelles, a trouvé dans le sillage de son père un extraordinaire lieu de séjour et de méditation et de création dans ce même espace de Saint-Idesbald. Sur ce lieu il entretient pas mal de légendes qui sont présentées avec tellement de conviction que tout le monde finit par y croire. Si vous voulez en connaître quelles unes, vous n’avez qu’à vous plonger dans une publication dont nous nous occupons ensemble, Marginales . Depuis longtemps y paraissent des nouvelles de Jean Jauniaux – qui est le troisième responsable de cette revue créée par Albert Ayguesparse (…) C’est Jean Jauniaux qui préside aux destinées de la revue maintenant avec moi.
Ce livre, Perception de Delvaux est un peu…, je vais employer une expression flamande parce qu’on va se permettre d’être un peu bilingue aujourd’hui, c’est un peu l’œuvre de Jean Jauniaux « in een notendop » comme disent les Flamands, c’est-à-dire « en une coquille de noix ». C’est un objet relativement réduit par le nombre de pages mais où énormément d’éléments constitutifs de son talent de conteur, de nouvelliste et de romancier apparaissent : d’abord une véritable délicatesse dans la perception des signes parlant, des signes révélateurs, une complicité avec les figures qu’il met en scène. Il y en a essentiellement trois dans cette nouvelle.
Un soin extraordinairement sévère sur les signes qu’il va mettre en évidence au fil du récit : ceci en fait finalement un écrivain assez proche du plasticien qui lui aussi travaille sur des signes révélateurs. D’une certaine façon, la très belle aquarelle de Delvaux qui illustre la couverture du livre colle moins au sujet qu’au style, à cette espèce finesse du trait, de sens de la nuance, de délicatesse. Je signale à ce propos que Jean Jauniaux n’est pas seulement l’auteur de recueils de nouvelles mais aussi d’un roman que je trouve injustement méconnu. Son titre : « Les mots de Maud » (paru chez Luce Wilquin en 2005). Il devient véritablement urgent qu’il nous soit à nouveau accessible. Nous avons aussi tous les deux eu affaire à un autre Delvaux qui nous a énormément marqué : André Delvaux, le cinéaste et c’est à peu près au moment où il y a un an j’essayais de faire un bilan de ma vision d’André Delvaux (Note de JJ : lors d’une conférence au Collège Belgique le 21 février 2017) que Jean Jauniaux s’est véritablement investi dans la célébration de Paul Delvaux.
Quel type de célébration ? Aujourd’hui quand vous rencontrez des amateurs d’art par exemple, la première chose qu’ils vous disent c’est : « tu sais j’ai trouvé cela à telle vente, j’ai payé autant et maintenant on a offert autant ». C’est le commentaire. Plus l’artiste est un peu connu, plus la réduction Ad argentum est manifeste. Il y a aussi une espèce de déperdition du regard analytique sur les œuvres sur les artistes plasticiens. Je pense aussi que la meilleure manière d’en parler est une manière qui n’est pas celle de l’exégète ou de l’analyse ou qui part de théories qu’elles soient psychanalytiques ou linguistiques ou que sais-je, ce sont celles qui sont les plus imaginatives et c’est ce qu’est le propre des grands commentateurs de peinture. Fromentin c’est parce qu’il était évidemment aussi peintre mais c’est quelqu’un qui parle admirablement de la peinture des autres en écrivain et même en romancier et il y a cette approche aussi dans cette nouvelle. (Jacques De Decker, 16 mai 2018)