La parution aux Editions Genèse de deux livres de Frédéric Sojcher, – un récit autobiographique (Je veux faire du cinéma) , et la réédition de Main basse sur le film, le récit du tournage (cauchemardesque) du long métrage Regarde moi nous est l’occasion de revenir à travers les interviews qu’il nous avait accordées, sur la carrière atypique d’un cinéaste dont l’obstination n’a égale que la passion pour le septième art. Nous avons rencontré Frédéric Sojcher à plusieurs reprises ces dernières années. Nos interviews coïncidaient avec la parution d’un livre ou la sortie d’un film. Les deux modes d’expression se nourrissent l’un l’autre chez Sojcher. Le titre de son dernier livre nous donne une clé de cet entrelacement constant. Dans les deux cas, que ce soit en film (fiction et documentaire) ou dans les livres, la personne de l’auteur est le personnage central. Se mêle au « JE » la volonté à tout prix de « faire du cinéma ».
En 2013, nous écrivions à son sujet (à l’occasion de la sortie du livre Le fantôme de Truffaut publié par Les Impressions nouvelles): « Culotté et touche-à-tout Sojcher l’est certainement et depuis toujours. Par exemple lorsque à 14 ans il écrit à François Truffaut, ou lorsqu’il convainc, quatre ans plus tard, Serge Gainsbourg de jouer dans un court métrage. S’il rencontre un échec, il en fait un livre (« Main basse sur le film »), s’il ne tourne pas, il enseigne le cinéma. De ses expériences et de ses rencontres il a fait un livre « polaroïd » : des entrées brèves, des sensations, des souvenirs… »
Deux ans plus tôt, en 2011, nous évoquions avec lui son Manifeste du cinéaste qui explore, dans une nouvelle édition au format de poche chez Klincksieck, les enjeux auxquels sont confrontés tous les protagonistes du septième art. En 2016, un autre livre, co-écrit avec le scénariste et réalisateur Luc Jabon, retient à nouveau notre attention: Scénario et réalisation, quels modes d’emploi ? Voici ce que nous écrivions alors : « Luc Jabon et Frédéric Sojcher ont uni leurs expériences de pédagogue, de réalisateur et de scénariste pour nous proposer dans un essai aux multiples entrées une approche conjointe du scénario et de la mise en scène de films (documentaires et fiction). Selon eux, scénario et réalisation sont indissociables dans le processus de narration du film qui se nourrit de ces deux sources entrelacées, solidaires, indissociables. Partagé en deux parties, le livre envisage dans un premier temps le cheminement qui conduit de l’idée d’un film à sa réalisation, s’arrêtant, parmi d’autres étapes, à la structure narrative,à la construction des personnages, aux dialogues, etc. Dans un deuxième temps, les auteurs nous proposent six énigmes, qui leur permettent d’envisager des champs aussi divers que l’adaptation, le film documentaire, les films à petit budget, les séries, internet et le transmedia pour conclure par une question récurrente : « Le scénario et la réalisation s’enseignent-ils ? ». Une des réponses se trouve en introduction du livre, une réflexion de Nicholas Ray : On enseigne le mieux ce qu’on a le plus besoin d’apprendre . »
Et les films ?
Hitler à Hollywood , Je veux être une actrice, sont deux des films qui nous donnent l’occasion d’évoquer nouveau la démarche, la constance du cinéaste-écrivain-essayiste et professeur de cinéma: « Car c’est bien de cela qu’il s’agit : défendre sans trêve et sans repos cet espace de liberté dans lequel l’art peut survivre et se déployer. Ici Sojcher évoque les menaces qui pèsent sur le cinéma européen. Il sait, pour y avoir longuement réfléchi dans le sillage des autres grands réalisateurs européens (qu’il invite d’ailleurs au générique de son film) qu’il s’agit d’un questionnement de civilisation, au-delà du cinéma, au-delà de la fiction. »
Aujourd’hui, les Editions Genèse ré-éditent Main basse sur le film qui raconte l’expérience de la production, du tournage et du destin d’un premier long-métrage de Frédéric Sojcher Regarde moi . On ne peut mieux évoquer ce livre (et ce film) qu’en lisant la préface de Bertrand Tavernier: Ce que vous allez lire n’est pas le récit d’un tournage, c’est l’histoire d’un hold-up, d’un casse. Il ne s’agit pas d’une attaque de banque, d’un vol de diamant ou d’un raid contre des convoyeurs de fond, mais de la mainmise, du rapt sur un film, sur le sujet d’un film et sur la mise en scène.
C’est pourquoi le livre de Frédéric Sojcher doit absolument être lu, en priorité, par tous ceux qui veulent faire un film ou même faire partie d’une équipe de cinéma. Il passionnera aussi les autres, les lecteurs lamba, tous ceux qui s’intéressent aux conflits que provoquent la prise d’un quelconque pouvoir, les amateurs de complots, de coups d’État, de situations tordues, formidables révélateurs des turpitudes humaines.
Cette nouvelle édition est « augmentée » d’une troisième partie, intitulée Résilience. En deux pages se dévoile ce qui dans le scénario de ce film maudit appartenait déjà au « JE » le plus intime de l’auteur, et nourrissait cette volonté irrépressible de filmer, de mêler fiction et réalité, fable, enfance et indicible.
En même temps que cette ré-édition, paraît chez le même éditeur, dans la même collection (« Les Poches belges ») Je veux faire du cinéma. Cet ouvrage, qui est davantage un récit qu’un manuel (malgré le sous-titre de l’ouvrage), prolonge et synthétise l’entrelacement que nous évoquons entre la vie et l’oeuvre de Frédéric Sojcher. Ce qui demandera résilience y est ici à peine évoqué – on en trouvera une description glaçante dans la troisième partie du livre Main basse sur le film – au détour d’un paragraphe comme si l’auteur ne voulait pas qu’on s’y attarde. Malgré leur brièveté, se trouve dans ces quelques lignes tout ce qui fait d’une carrière arc-boutée sur le cinéma, le combat obsessionnel et incessant de toute une vie: la blessure originelle que l’artiste aura tenté de guérir sans la dévoiler.
« Le cinéma c’est ma vie. Je ne laisserai personne me la prendre. » L’essayiste et historien Antoine de Baecque cite Sojcher dans la préface magistrale qui ouvre le livre. Dans les dernières pages de ce livre-témoignage Sojcher martèle : « Le cinéaste est un handicapé métaphorique. Le cinéaste tourne pour combler ses manques. Un film est toujours une forme de prothèse. Le cinéma rend fou. Le cinéma détruit. Le cinéma tue. Le cinéma se joue de nous« . Entre ces deux affirmations, le témoignage sans concession des étapes principales d’une carrière de cinéaste en Belgique francophone: les écoles de cinéma, les courts-métrages auto-produits, le financement public et ses commissions de sélection, les associations professionnelles, l’enseignement, et bien sûr les succès inespérés dans les festivals ( dont le plus mythique: Cannes), les soutiens de quelques grands noms (en particulier des comédiens).
En écrivant ce livre-ci et en complétant d’une « résilience » la réédition du livre Main basse sur le film, Frédéric Sojcher nous adresse un ultime signal. A nous d’entendre celui qui se désigne comme un « cinéaste mendiant » et qui nous montre les défauts du système de financement public du cinéma belge (qu’avait déjà évoqué l’émission de La Première « Investigation » dans une stupéfiante exploration du financement public du cinéma belge francophone et en évoquant, entre autres, la difficulté d’être « hors-norme » comme ce fut le cas pour le film « Marbie, star de Couillu » film dont le tournage a fait l’objet d‘un livre paru aux Editions CEP).
Après avoir plaidé pour un cinéma européen (en publiant notamment les constats de Jean-Claude Batz concernant la main-mise délibérée par le cinéma américain sur l’imaginaire européen, évoquée notamment dans son livre L’audiovisuel européen, un enjeu de civilisation ), en continuant d’enseigner le cinéma tel qu’il le rêve, et on sait la générosité que cela exige, Frédéric Sojcher nous met en garde à travers la description sans concession de son propre parcours. « Notre cinéma ne peut se décrire et s’évaluer sans identifier les mécanismes de son fonctionnement » . Grâce à ce récit à la première personne, nous sommes avertis des dangers qui guettent notre septième art et, au final, qui guettent le public. Celui-ci est pourtant – mais sans le savoir- un des « producteurs » d’un cinéma qu’il ne va plus/pas voir.
Sojcher n’a pas dit son dernier mot. S’il publie ce livre, s’il réédite le précédent, c’est parce qu’il croit au cinéma et au devoir de transmission. Bertrand Tavernier l’avait bien compris qui préconisait dans la préface de la première édition de « Main basse sur le film » de programmer des cours de survie à la FEMIS!
Sojcher nous donne ici un témoignage, kafkaïen et passionné, d’un combat sans cesse recommencé. Le récit, dont nous savons la genèse dorénavant, ne cesse de nous surprendre et de nous inciter à en attendre la suite, que ce soit par la littérature (son livre « Main basse sur le film » peut se lire comme un roman), par l’essai ou le cinéma, qu’il soit documentaire ou de fiction. Dans le cas de Frédéric Sojcher, réalité et fiction se nourrissent mutuellement.
C’est de là que provient cette oeuvre complexe, humaine, sincère et généreuse, dont l’enseignement du cinéma et la vocation européenne ne sont pas les moindres expressions.
Edmond Morrel, le 28 mars 2021
Nous avons interviewé Frédéric Sojcher le 5 avril 2021 et évoqué avec lui lors d’un entretien à bâtons rompus sa perception du cinéma. Cet entretien est accessible ci-dessous et sur YOUTUBE
Sur le site des Editions Genèse:
Je veux faire du cinéma est une autopsie sans concession du milieu du 7e art en Europe. Sans langue de bois, Frédéric Sojcher dévoile les travers d’un « système » où les films sont financés avec un mélange d’argent public et privé, à coups de petits arrangements et de jugements péremptoires. Réaliser un long métrage s’apparente au parcours du combattant. L’histoire des tournages est romanesque et ressemble à un thriller. Le bûcher des vanités préside à la production des films. Ne pas perdre la foi relève du sacerdoce. Avec des portraits au vitriol, mais aussi une bonne dose d’autodérision, Frédéric Sojcher écrit un manuel de survie en terrain hostile. Après avoir lu son livre, il sera impossible au lecteur de porter le même regard sur le cinéma. « … Dans son livre, Frédéric Sojcher éclaire précisément l’envers du décor, ce délitement d’un métier qui ne sait plus à quel saint se vouer ni reconnaître un bon film d’un mauvais, et encore moins se douter de ce qui va plaire au public ou non… » (Antoine de Baecque)
Professeur des universités, Frédéric Sojcher dirige le master professionnel en scénario, réalisation et production de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne depuis 2005. Sa filmographie compte une dizaine de courts métrages et quatre longs métrages dont Cinéastes à tout prix (sélection officielle au Festival de Cannes) en 2004, Hitler à Hollywood (Prix International de la critique, Prix œcuménique au Festival de Karlo Vivary) en 2011 et Je veux être actrice en 2016. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La kermesse héroïque du cinéma belge (1999), Le Manifeste du cinéaste (2006), Pratiques du cinéma (2011), Le Fantôme de Truffaut (2013) et Scénario et réalisation : modes d’emploi ? (2016)