L’ivresse des livres c’est aussi un recueil de nouvelles qui vient de paraître chez Zellige, une maison d’édition créé par Roger Tavernier, dont le site du Bureau international de l’édition française publiait une interview récemment. Sur son (excellent) blog littéraire Nathalie Vanhauwaert fait le portrait de cette maison d’édition orientée vers les francophonies, et dont elle raconte la naissance qui fut aussi la rencontre avec un livre.
Roger Tavernier décrit sa maison d’édition : » Ce choix du nom de Zellige, que l’on peut rapprocher de mosaïque, symbolise notre volonté affirmée d’échanges, de partenariat et d’ouverture. Résolument tourné vers la francophonie, avec un catalogue qui se veut diversifié (romans, essais, albums), Zellige a pour volonté de développer des partenariats avec des éditeurs, libraires ou diffuseurs du monde francophone, afin que les ouvrages puissent paraître simultanément dans ces différents pays. Et avec une politique de prix adaptée au pouvoir d’achat local lorsque c’est nécessaire. Aujourd’hui, Zellige se décline en quatre collections :
• Idrisi, pour le bassin méditerranéen (Maroc, Algérie, Tunisie, Liban),• Ayiti, consacrée à Haïti et à sa littérature si riche,• Vents du Nord, dédiée aux écrivains belges, trop souvent méconnus hors de leurs frontières,• Et enfin, une collection Francophonie, regroupant plusieurs ouvrages où une centaine d’écrivains évoquent leur rapport à la langue française. Le choix de différencier nos collections par territoires plutôt que par zones, qui peut surprendre, correspond à notre volonté d’explorer les champs littéraires, culturels, historiques et sociologiques de chacune de ces régions du monde.
Parmi les Belges, ont déjà été publiés dans la collection « Vents du Nord » des écrivains, romanciers ou nouvellistes, comme Michel Torrekens, Martin Buysse, Liliane Schrauwen, Jacques Richard…
Le dernier livre en date est un recueil de nouvelles « L’ivresse des livres » de Jean Jauniaux.
En voici la préface, signée du regretté Jacques De Decker, qui, jusqu’à son dernier souffle, se sera mis aux service des lettres.
Il se dit que la lecture recule… Encore faut-il préciser de quelle lecture il s’agit. En fait, on lit de plus en plus. On s’est aperçu que le temps de déchiffrer un texto est bien plus bref que l’expression orale du message concerné. Mais de quel type de message s’agit-il ? Du plus dérisoire (« Rappelle la concierge ! », « Le médicament et arrivé », « J’aurai un quart d’heure de retard »), du plus pratique, du plus immédiat. La lecture que l’on désigne quand on se désole de son inéluctable effacement, c’est celle qui consiste à déchiffrer l’ineffable, l’imaginaire, le virtuel, bref la quatrième dimension, celle dont l’écriture a le pouvoir de se faire la messagère. Cette non-matière qui hante pourtant les mémoires de ceux qui la pratiquent encore et qui peuvent décrire la moustache de d’Artagnan, le profil d’Odette de Crécy, le requin du vieil homme, …
Jean Jauniaux est non seulement le témoin de cette tendance inquiétante, il en suggère, sans pourtant être sentencieux, voire sermonneur, la menace qu’elle figure, l’inquiétant appauvrissement qu’elle annonce. Ses fables, très diverses, sont toutes suscitées par un imminent séisme. Celui d’une civilisation qui s’est bâtie sur le langage écrit supposé porteur de fantaisie, d’augures, de métamorphoses du monde qui nous enserre et nous contraint. Il aurait pu lever le doigt de l’inéluctable sentence. Il suggère plutôt la substitution à l’issue fatale d’un talentueux répit. C’est une mise en garde que ce bouquet de récits, la dernière brassée d’avertissements qui ne se formule pas en sentences, mais en fables dont il nous revient de concevoir la moralité.
Exercice salutaire bien sûr, où le courage se dote de l’élégance du charme, voire de l’enchantement. De récit en récit, il change d’axe, modifie la perspective, sature l’espace en l’explorant sous une multiplicité d’angles. Un mobile, un faisceau, un bouquet comme on désigne le déploiement final d’un feu d’artifices.
Car il s’agit bien de cela : la lecture ne visant d’autre fonction que celle de divertir, de faire la nique à la traduction servile de l’impératif fonctionnel, est le comble de ce dont l’esprit puisse nous gratifier.
Ces lignes, dans leur apparente sérénité, reflètent une pensée volontariste, « a would be thinking » comme on dit dans la langue dominante qui poursuit sa lente résorption de tous les autres idiomes, condamnés à terme à céder la place au substitut de langage qui homogénéise le parler et inéluctablement, l’exercice de l’esprit.
Le dernier volet de cet ensemble est une mise en garde déterminée par l’urgence, et en constitue le coup de théâtre, implacable et aveugle comme l’est toujours le substitut de pensée arborée par la majorité vengeresse. L’ultime jalon de ce recueil, intitulé « Livre premier », s’impose comme un verdict sans appel, comme si l’auteur, virtuose d’un langage condamné, rendait les armes. La conceptualisation de sa propre défaite n’est-elle pas l’extrême signe de l’héroïsme ? Noblesse et dignité, telle pourrait être la devise d’un auteur qui ose la hauteur.
Jacques De Decker (1945-2020) Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, juillet 2019