Nous poursuivons ici la re-lecture des chroniques de Jacques De Decker que nous enregistrions entre 2011 et 2014. Voici ce que nous écrivions à l’époque pour présenter cette série :
On sait de Jacques De Decker qu’il est un formidable passeur de sa passion des livres. Edmond Morrel lui rend visite chaque semaine pour enregistrer les appréciations qu’il porte sur les derniers livres qu’il a lus ou relus. Ces improvisations nous conduisent dans une bibliothèque aux entrées multiples, rassasiant si faire se peut les curiosités les plus aiguisées. Depuis septembre 2013, le registre des « Marges » s’élargit : y sont aussi abordés et commentés des points d’actualité, des événements, des faits de société placés sous le regard de Jacques De Decker. Il les évoque en les replaçant dans un contexte plus vaste, nourri à la fois d’histoire et de culture. Une manière toujours inattendue de relire le monde. »La marge » de Jacques De Decker se décline en trois versions. Le texte publié, le texte lu par l’auteur, et la « Contre-Marge », un commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Edmond Morrel.
Jean Jauniaux, le 14 mai 2020.
La chanson walking on the right side
« Il y a des signes qui ne trompent pas. Une forme d’art est en train de changer de catégorie dans le grand présentoir de la créativité. Il s’agit de la chanson.Technique humble d’alliage de musique et de la poésie, la chanson est demeurée confinée dans l’antichambre de la haute culture. Mais celle-ci se laissant encombrer plus qu’il n’est tolérable par la fumisterie et la spéculation cynique, il était prévisible que tôt ou tard les formes modestes prennent leurs droits et soient reconnues pour la légitimité de leurs mérites simples et évidents : clarté d’expression, agrément de l’esthétique, recours à ces séductions élémentaires que sont le rire et l’émotion.Constatons donc, pour ce qui est de la chanson, des phénomènes concomitants qui pourraient bien être les indices d’une tendance. Une de nos écrivaines les plus douées consacre un livre bien dans sa manière à une vedette il est vrai très originale du show business. Un journaliste de talent s’attarde à quelques personnalités chantantes des années soixante qui ont non seulement diverti leurs contemporains, mais véritablement marqué leur époque. Et, surtout, deux des revues littéraires françaises les plus prestigieuses consacrent leurs pages à cette même chanson dont on aurait imaginé qu’elles ne l’auraient jamais abordée qu’avec condescendance.Ces revues sont les plus emblématiques qui soient : « La Revue des deux mondes » d’une part et la sacro-sainte « Nouvelle revue française » de l’autre. La première, fondée en 1829, à laquelle, parmi beaucoup d’autres, Alfred de Musset et George Sand ont collaboré, consacre tout un dossier aux Rolling Stones ; la deuxième, où les meilleurs auteurs du XXème siècle se sont exprimés, va jusqu’à réserver quasi toute une livraison au thème « Variétés : littérature et chanson ».Véronique Bergen se laisse entraîner dans le sillage de Mylène Farmer et trouve en elle une sidérante derny fantasmatique. On pense à ces courses cyclistes sur piste où les coureurs moulinaient derrière des motocyclettes qui leur faisaient atteindre des vitesses aussi périlleuses qu’improbables. Bergen n’a pas froid aux yeux, on le sait, elle a trouvé en Ulrike Meinhoff, dans son précédent ouvrage, une source d’inspiration retentissante, ici ce n’est pas la révolte politique qui le requiert, mais une explosion des sens dans toutes leurs acceptions qui anime son écriture. Nicolas Crousse reste plus objectif dans « Les magnifiques », une « autre histoire de la chanson française » comme il l’appelle, mais injecte une vraie passion dans son évocation hyper-informée de Greco et de Barbara, de Brel et de Ferrat, de Reggiani et de Gainsbourg qui, sous sa plume, deviennent les vrais porte-drapeaux de la poésie de leur époque, même si l’expression n’aurait pas plu au Grand Jacques qui se refusait d’être un porte-drapeau parce que, disait-il, « son nombril n’avait pas de trou ».Pour ce qui est des deux revues, la plus ancienne réunit, autour du cinquantième anniversaire du débarquement des Stones, qui donnèrent leur premier concert le 12 juillet 1962 – Mick Jagger allait avoir dix-neuf ans deux semaines le plus tard – neuf plumes incandescentes, parmi lesquelles Marc Lambron, Eric Neuhoff, et surtout le directeur de la publication, Michel Crépu, mieux connu par ses essais sur Bossuet et Sainte-Beuve, et qui reproduit ici pieusement un entretien qu’il le privilège de recueillir auprès de Keith Richards à Bruxelles le 18 juillet 1998.Dans la Nrf, on trouve aussi deux interviews qui en disent long sur la passion littéraire de deux chanteurs, Serge Lama qui récit un poème de Musset qu’il regrette de n’avoir pas mis en musique, ou Bernard Lavilliers qui dit qu’il aime « parler de gens dont on ne parlerait jamais. A différents niveaux de la marge ».C’est le mot juste. »
Jacques De Decker (2012-