La dernière colonie de Philippe Sands : le récit bouleversant d’une quête de justice dans les arcanes du Droit international.
Nous sommes convenus de concentrer l’entretien avec Philippe Sands davantage sur la construction des récits que sur les faits qu’il raconte dans trois de ses livres, Retour à Lemberg, La Filière et La dernière colonie. Le succès de ces trois livres a donné au public l’occasion déjà, grâce à de multiples articles et recensions, de connaître (ou de découvrir) les sujets traités. Ci-dessous, nous en donnons un compte rendu qui permettra, à l’écoute de l’entretien, d’identifier les protagonistes évoqués. L’histoire de l’écriture de ces trois livres, qui entrelacent les genres littéraires (essai- journalisme-récit) nous a semblé mériter d’être placée au centre de l’entretien enregistré par zoom quelques jours après une magistrale conférence donnée par Philippe Sands dans le cadre des Grandes Conférences Catholiques (Bruxelles, novembre 2023) mais aussi dans le souvenir de la conférence inaugurale du Congrès de PEN International à Lviv (septembre 2017) auquel nous assistions tandis qu’à la frontière orientale de l’Ukraine résonnaient les échos de la guerre.
Jean Jauniaux, le 6 décembre 2023.
On se souvient de l’intérêt suscité, dans sa version anglaise et dans sa version française, du premier livre de l’avocat de droit international Philippe Sands. Retour à Lemberg en près de 800 pages faisait le récit passionnant et bouleversant de la naissance des concepts de « crime contre l’humanité » et de « génocide ». Ce sont deux juristes, originaire de la ville de Lemberg (dont les nom actuel est Lviv) qui en furent à l’origine. Le premier a été développé par Hersch Lauterpacht, le second par Raphaël Lemkin, tous deux étudiants en droit dans cette même université dans les années 20. Le hasard d’une conférence qu’il allait donner dans l’hémicycle de l’Université de Lviv fit prendre conscience à Philippe Sands de cette interaction entre le destin de ces deux juristes, dont les concepts jouèrent un rôle décisif lors du procès de Nuremberg, et celui de son propre grand-père, Léon Buccholz qui, en fuyant la ville, échappa à l’Holocauste qui décima sa famille. C’est à Lemberg également que Hans Frank l’avocat personnel de Hitler, nommé Gouverneur général de la Pologne annonça en 1942 le déclenchement de la « Solution finale ». Comme l’indique Philippe Sands dans la préface de l’édition française de son « livre le plus exigeant et le plus personnel », il s’agit d’un « livre sur l’identité et le silence (…) mais aussi sur la découverte des secrets de ma propre famille et l’enquête sur l’origine personnelle de deux crimes internationaux qui m’occupent dans ma vie professionnelle au quotidien, le génocide et le crime contre l’humanité. »
Ce premier ouvrage fut bien vite suivi de celui qui allait s’intéresser à Otto von Wächter, haut dignitaire nazi qui devint gouverneur de Cracovie en Pologne puis du district de Galicie. Entrelaçant enquête personnelle sur les lieux, recherche des sources historiques, collecte de témoignages (notamment du fils de Hans Frank, Niklas, devenu un ami de Sands et du fils de Otto von Wächter, Horst) , comme il le fit pour Retour à Lemberg, Philippe Sands donne à lire un deuxième récit , qui se lit d’une traite, entrelaçant les démarches de l’historien, du juriste, du journaliste d’investigation et du mémorialiste. Le lecteur ne manque pas, au fil de ces deux livres, d’aller visionner sur internet le film documentaire qu’il tourna simultanément à son enquête : My Nazi Legacy : What our fathers did (BBC, 2015).
En 2023, c’est à un nouveau dévoilement que nous invite Philippe Sands : celui de l’exil forcé (qualifié dans le droit international de crime contre l’humanité) de la population de l’archipel des Chagos et, notamment se son île principale Diégo Garcia après l’indépendance de Maurice au printemps 1968. Cette indépendance fut accordée par la Grande Bretagne à la condition que le territoire mauricien soit scindé et que l’archipel des Chagos en soit séparé pour devenir de facto la « dernière colonie » de la Couronne britannique. Philippe Sands, mandaté par Maurice pour que soit reconnu et jugé ce crime contre l’humanité, raconte le demi-siècle de combat incarné par une des victimes Liseby Elysé pour qu’enfin la Cour internationale de Justice à La Haye lui donne raison et lui permette, ainsi que toutes et ceux qui en ont été chassés, de se réinstaller sur l’île de leurs ancêtres.
Comme l’indique l’avocat, « présenter un cas à une instance de justice, c’est raconter une histoire… » Philippe Sands y réussit ici, une nouvelle fois, avec éclat. « Cette affaire pénètre au cœur même de la notion de système judiciaire, illustrant la façon dont l’état de droit protège les plus faibles et les plus vulnérables contre les excès des puissants ».
Pour y arriver, il faut l’expertise exceptionnelle, l’acharnement infatigable de Sands et de son équipe, le recours à tout l’éventail -parfois le plus étonnant- des juridictions et des jurisprudences, mais surtout cette empathie que Sands déploie pour placer, comme le préconisait Hersch Lauterpacht, « les droits et les devoirs de l’individu au cœur de la loi constitutionnelle du monde ».
Jean Jauniaux, décembre 2023.