Il en est de la poésie de Philippe Lekeuche – telle qu’elle nous apparaît au fil de L’épreuve, son dernier recueil paru sous l’enseigne de L’herbe qui tremble– comme de ces silhouettes qu’éclairent de façon éphémère les phares d’une voiture à la traversée d’un lieu qui nous est inconnu. Chaque silhouette, – chaque poème- déploie le mouvement propre de son énigme. On surprend un regard, un geste, un léger déplacement du corps et on lui invente alors une vie propre, une enfance lointaine qui ressemble parfois à la nôtre, une sensation déjà éprouvée mais jamais formulée.
En préambule au recueil, Lekeuche nous met en alerte : il « fait » de la poésie, il n’en « écrit » pas. « Cette pratique de la poésie exige des renoncements, et même le sacrifice (…) » ajoute-t-il en évoquant ce qu’il qualifie d’« épreuve ». Faut-il aller davantage explorer la portée de ce mot, « épreuve » qui donne son titre au livre que nous nous apprêtons à lire en restant sur cette phrase, si ambigüe, qui conclut le préalable du poète : « Et quant à savoir si cela en vaut la peine, elle fait toujours défaut. Et qu’importe ! On n’a guère besoin d’elle »
Laissons-nous donc porter au gré des assemblages qui font ce recueil agrémenté de peintures d’Isabelle Nouwynck. Des quatre œuvres figurant dans le recueil, Lekeuche évoque l’entrelacement « des concepts narratifs (aux) glissements à caractère initiatique »
Le premier des trois ensembles de textes est adressé in memoriam à Jacques De Decker (qui avait préfacé le premier recueil de Lekeuche, Le chant du destin, un livre illustré par Jean Dalemans…qui fut le professeur d’Isabelle Nouwinck) . Il s’intitule Une solitude et, dans plusieurs poèmes, entrelace les langues, l’allemand, l’anglais, le français comme dans une résonance essentielle de ce qui incarna l’homme de lettres polyglotte trop tôt disparu. Les textes Tübingen, Foi, Paradoxe, Genèse, Poète des eaux…développent un élan à la fois lyrique et contenu. Sans doute est-ce l’économie de moyens qui fait de cette poésie un chant généreux et abrupt, s’interrogeant sur ce monde (qui) s’élève en ruine/La haine y croît et le crime/ Mais la poésie est là (…) pauvre petite, agit/ Tel brin d’herbe au plus fort/ du désert , et sauve encore
Quant au poète, il sait que Chaque jour/Il faut semer contre le mensonge. Est-ce de là, de cette épreuve au quotidien, que surviennent les hantises qu’inspirent les paradoxes du sexe et de la mort, de la Pureté, de l’incandescente Beauté ? Mais surgissent aussi les images de l’enfance, la naissance d’une vocation du gamin des strophes. Dans Prophétie, qu’il dédie à Éric Brogniet, renaît le sens (signification et direction) Alors seulement d’entre les morts/ S’élèvera la Poésie/ et les hommes essaieront de la tuer/ Car ils haïssent la vérité mais/Elle les sauvera.
En contrepoint de ce regard porté vers la mort, vers le dernier poème/Qui si cruel m’attend au loin résonne l’hommage au grand-père du poète, homme vif/qui ne savait ni lire, ni écrire…et qui, sans doute, ouvrit devant lui l’espace poétique : Nous marchions parmi les fougères/Son petit garçon, poète à venir, avec lui.
Abysses d’amour, le deuxième ensemble de poèmes, enchante et bouleverse à chaque lecture. S’entrelacent des visions funèbres et des fragments de lumière segmentant deux temps : celui d’avant l’écriture poétique (ma poésie mutique/Aux aguets non née encore/Douleur dépecée) et celui d’après (Je suis tombé hors de moi-même/ Et depuis j’erre en l’autre)
Sans doute faut-il écouter Passio et Mors Domini Nostri pour mieux saisir cette passion qui semble tenailler le poète à chaque ligne lorsqu’il évoque « un disque ramené d’Auschwitz ».
La déchirure initiale, initiatrice, évoquée par allusions, est rendue ainsi à chacun de nous, donnée en partage et que seul le poème répare.
C’est à Myriam Watthee-Delmotte qu’est dédiée la troisième et dernière partie de l’ouvrage dont Point de butée est le titre. On l’a observé, la variété des poèmes développe jusqu’ici un nuancier de styles et de thèmes, en équilibre entre les abysses et les sommets, la fin d’un monde et l’aspiration à l’espérance. L’angoisse d’un monde finissant et de mort obscurcit le chemin que n’ont jamais cessé d’ouvrir, depuis la nuit des temps, la formulation poétique et le rêve. Le premier poème interroge d’emblée l’essentiel : Si la Poésie avait quitté ce monde, où serions-nous ?/ Puisque la vie et l’univers sont sa Pensée/ Et nous, son rêve/ Plus réel que la réalité ?
Au fil des pages, la Poésie du monde et le Rêve du poète se déclinent, se réconfortent, s’inquiètent, se répondent…La ferveur poétique déchire çà et là le voile noir qu’une mélancolie déploie sur la page. La poésie est lumière effervescente, mais aussi la renaissance de l’enfant malgré la mort, malgré l’absence, l’effondrement, l’écroulement, la douleur…
Mes poèmes ne tiennent qu’à un fil/ Tu n’es plus là : tout s’effondre/ Et de l’écroulement plus rien ne s’élève/Il n’y a que la déchirure/ L’horrible abstraction pure/ ce point de butée (…).
Au-delà du point de butée, surgissent pourtant ces étoiles…Alors refleurissent mes ruines…conclut le poète, en nous indiquant de quelle constellation elles sont les éclats scintillants et que nous ne dévoilerons pas.
Jean Jauniaux le 1 décembre 2024
L’épreuve, Philippe Lekeuche, Edition « L’herbe qui tremble », poésie, ornée d’œuvres d’Isabelle Nouwynck, 86p., 14 Euros, 2022
Sur le site de l’éditeur « L’Herbe qui tremble »
Sur le site du « Carnet et les instants » signalons une remarquable recension du recueil par François-Xavier Lavenne . Nous avions également publié naguère un article de F-X Lavenne consacré à un autre recueil de Philippe Lekeuche, Poème à l’impossible, paru sous l’enseigne du Taillis Pré