« Les derniers libertins » de Benedetta Craveri

Jacques De Decker revient au micro de la webradio espace-livres dans une nouvelle formule des « Marges et contre-marges ». Dorénavant, il vous proposera une rencontre avec les écrivains que nous inviterons à échanger avec lui lors d’entretiens comme celui-ci avec Benedetta Craveri qui inaugure la série. L’académicien se prête aussi volontiers à la lecture d’extraits. Bien entendu, pour celles et ceux qui n’auraient pas immédiatement le temps disponible à l’écoute (environ 3O minutes), un article court permet de se faire une idée du livre et, à n’en pas douter, de donner l’envie de trouver la demie-heure d’écoute. Edmond Morrel, le 20 novembre 2016

BENEDETTA LA DEVINERESSE

Si le dix-huitième français, dans ce qu’il a de plus raffiné et civilisé ne nous avait pas été conté par Benedetta Craveri, des pans entiers de cette époque fascinante auraient échappé à nos radars. Non que les grands spécialistes de ce siècle n’existent pas, et que quelques historiens belges de la littérature n’occupent pas les premiers rangs de cette brillante compagnie, songeons en particulier à Roland Mortier et à Raymond Trousson, mais Benedetta Craveri, au demeurant très admirée par ceux-ci, pourrait bien être la tête de file de cette brillante cohorte, parce qu’elle ajoute au savoir et à l’érudition la perspicacité de la spéléologue des âmes.
Elle nous a fait déjà fait la démonstration de sa rare combinaison de talents dans des livres qui se sont installés dans la mémoire et la gratitude des connaisseurs, songeons à « Madame du Deffand et son monde » ou « L’âge de la conversation », mais voilà qu’elle nous offre un ouvrage qui a à la fois les séductions de la lucidité, et d’un captivant talent de conteuse . « Les derniers Libertins », qui a manqué de peu le prix Médicis de l’Essai (il peut désormais échoir à un livre traduit) et l’aurait amplement mérité à la place du règlement de compte dans le microcosme de la presse parisienne qui l’a finalement remporté est, indiscutablement, un maître-livre .
C’est à la fois un sondage dans les usages d’une classe sociologique condamnée, une galerie de portraits fascinants dans le style de Madame Vigée le Brun, cette grande artiste qui jouit aujourd’hui d’un regain de notoriété bien mérité, et une analyse de fin d’époque dont la Révolution Française sonnera le glas sanglant. Tout cela vu par la lorgnette de l’intelligence, de la proximité lucide, et d’une empathie sans œillères.
Amoureuse de la langue dans laquelle son livre a été traduit par Dominique Vittoz, Benedetta Craveri l’est aussi de ses locuteurs, ces figures masculines qu’elle aborde avec le don d’analyse qui la caractérise, elle qui jusqu’à présent avait avant tout réservé son attention à des destins de femme. Et l’on s’avise que pour bien cerner un homme, rien de tel que l’attention devineresse d’une observatrice douée d’un don de double vue…
Jacques De Decker, 21 Novembre 2016

« Les derniers libertins », trad. Dominique Vittoz (titre original du livre Gli ultimi libertini), Paris, Éditions Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2016, 672 p.