Comment écrire à propos de poésie ? Comment rendre compte de l’écriture poétique ? Chaque recueil se présente au lecteur comme une énigme esthétique et sensible. Plus que dans d’autres arts, la peinture et la musique par exemple, ou d’ans d’autres formes littéraires, le roman ou la nouvelle, un poème est une invitation à la lecture et à l’écriture. La lecture est le déchiffrement initial. Elle fait appel à des mécanismes d’appropriation et d’assimilation. Je lis l’histoire, j’écoute la musique, je contemple le tableau. Ce n’est qu’une première étape, celle qui annonce le voyage à venir. Celle qui ouvre à la réécriture, à l’appropriation par le lecteur (l’auditeur, le spectateur) de ce qu’il vient de recevoir.
Pour ce qui est de la poésie, cette ré-écriture par le lecteur exige du temps, de la patience, parfois, souvent, une relecture du texte initial. Les vers, la prosodie, les phrases échappent alors à leur sens premier (celui qu’avait pressenti l’auteur au moment de les déposer sue la feuille), pour devenir autre chose, qui est informulé et singulier. Informulé parce qu’il relève de l’émotion ; singulier parce qu’il n’appartient plus qu’à ce lecteur, à sa lecture bien sûr, mais aussi à tout ce qui, dans sa vie, a nourri son expérience de lecture.
C’est au détour d’une recherche sur la poésie en Belgique que le recueil « La tristesse du figuier » (Prix Mallarmé en 2012) nous est revenu en mémoire. La lecture initiale était ancienne et datait de sa parution aux Editions des lettres vives dans la collection « Terre de poésie » dirigée par Claire Tiévant, qui a créé l’enseigne avec Michel Camus en 1981. Yves Namur y a déjà publié sept recueils comme nous l’indique le plus récent catalogue. L’énumération de ces titres offre déjà, lorsqu’on les dispose à la suite l’un de l’autre, un envahissement poétique, fait d’énigme et de lumière, comme Le livre des sept portes, Le livre des apparences, Les ennuagements du cœur, Dieu ou quelque chose comme cela, Ce que j’ai peut-être fait, Les lèvres et la soif et ben sûr La tristesse du figuier (2012) dont nous refermons à l’instant le livre après une nouvelle lecture.
Nous le disions, chaque lecture se nourrit des expériences auxquelles le livre s’ajoute, comme sur une pile d’ouvrages qui nous élève et permet un regard au plus loin, aux horizons nouveaux. Placé sous l’ombre tutélaire de Pessoa, le recueil s’ouvre sur deux exergues. La première de l’Apocalypse (6,12), la seconde extraite de la Sixième élégie de Rainer Maria Rilke. L’une et l’autre exergues évoquent le figuier : « Et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes d’un figuier secoué par un vent violent » (Apocalypse) ; « Figuier depuis combien de temps déjà me semble-t-elle remarquable, ta manière de négliger presqu’entièrement la floraison et de te hâter vers le fruit, jetant au cœur de se précoce décision, loin de toute gloire, ton pur mystère » (Sixième élégie)
Il n’y a pas que Rilke et le texte de l’Apocalypse qui projettent sur le recueil d’Yves Namur leur lumière, le souvenir d’un vers : Liliane Wouters, Jean Claude Pirotte, Guy Goffette, Isaraël Eliraz, Nuno Júdice et Fernando Pessoa franchissent ainsi, parmi d’autres, les dix entrées qui organisent le livre :Un manteau de pluie, Je ne suis personne, Un cahier d’abeilles noires, Dormition du silence, Aux abords du poème, A la rose inépuisable, De la poussière, Nouvelle conversation avec le poème, La montée au Struthof, et Trois poèmes à la vie simple.
D’une première lecture surgit la sensation d’un cheminement du poète au long d’un chemin escarpé dont chaque pas serait une interrogation identitaire à la fois sur l’expérience de la poésie, mais aussi sa source et son énigme. L’exergue de Je ne suis personne extraite du Faust de Pessoa a sans doute guidé cette première impression, mais aussi ce premier vers du recueil : Dis-moi,/Comment parler de la tristesse d’un figuier ? Le figuier symbole à la fois du poète, de la poésie et de l’attrait du silence (Ne serait-il pas plus sage que le poète se taise/Et qu’il s’asseye dans l’ombre de l’arbre,/ ou mieux encore, /Dans l’ombre de sa propre ombre ?), c’est à dire le doute sur la nécessité de la poésie, sur sa capacité à faire en sorte que les choses soient dites exactement.
De page en page, l’investigation hante le poète. Où que le regard porte, au bord, au milieu du jardin, il devine qu’un poème s’écrit en toute chose, une abeille noire, une fourmi, l’herbe, l’arbre bien sûr, et les pierres : N’avons-nous pas trop vite oublié/que ces pierres parlent comme nous parlons aujourd’hui ? / Qu’elles avaient un passé comme un lendemain, et aussi une âme comme la nôtre,/(…)
C’est à l’église de Fouday (Alsace) qu’est située l’écriture de ce Manteau de pluie, à l’abri duquel le poète regarde les hommes agenouillés et se demande : Et qu’attendent-ils réellement de moi, de mes larmes/et des nuages qui traversent inlassablement tous mes poèmes ?
Sous le titre Je ne suis personne sept poèmes prolongent l’interrogation du premier ensemble, Manteau de pluie. Le poète s’adresse à un interlocuteur (le lecteur ? Pessoa ? Jean-Claude Pirotte, à qui un des textes est dédié ?…) et situe l’origine et le lieu de la vocation poétique Tu me demandes/comment je suis entré dans l’ombre du figuier. C’est là que se situe la poésie, dans l’ombre, dans l’arbre et dans le fruit du figuier, – dont le fruit i est à la fois fruit et fleur – , la poésie confondue avec le poète : Je respire comme le figuier a l’habitude de respirer/, Je parle la langue des figuiers, je transpire, je tremble,/Je mange et je dors comme le figuier./
Mais le doute survient. Au questionnement sur le sens de la poésie, s’ajoute cette souffrance énorme qui (m’)envahit,/ et fait comprendre au poète la signification de Je ne suis personne, cette injonction du poète portugais qui choisit pour s’identifier en littérature le nom de Pessoa, Personne… Avec Pessoa, c’est Israel Eliraz qui est ici convoqué et la journée sans rien qu’il appelle de ses vœux. Pour Yves Namur, à ce « personne », à ce « rien » s’ajoute l’angoisse du « nulle part » et l’aspiration à s’y trouver : Alors oui, Je veux bien être perdu au milieu de nulle part. s’exclame le poète après avoir été envahi de ces doutes mortifères et mélancoliques qu’il nous dit dans un aveu : Comment avoir raison de moi-même er de mes doutes ? Comment avoir assez de force, de courage/Ou tout simplement assez de lucidité/ Pour écrire/ Que le poète que je suis est un faussaire,/Un inventeur de trompe-l’œil et d’histoires/(…) ou pour reprendre les mots d’André Schmitz une Espèce de faux berger !.
Un cahier d’abeilles noires ouvre ses pages sur ce qui peut se trouver dans un poème, Il y a sans doute de la fatigue/(…)Il y a aussi des abeilles et des battements d’ailes noires/(…)Il y a sans doute tout ce qu’un homme peut approcher (…)/Mais il y a aussi cette lueur fragile,/Cette clarté infime que lui seul connaît,/ Qui attise le manque/Et le vide/Qui rôde encore tout autour de lui.
Et l’abeille devient synonyme de vivre, mais aussi de « l’existence possible d’un au-delà poème ». Et là, survient au détour de la colère noire d’une abeille la question qui hante le poète : Poète, Ne te trompe pas en regardant les hommes/Marcher avec les hommes:/Vivre c’est tout autre chose/que de porter sur soi un manteau de larmes(…) Et, au terme d’une bouleversante évocation de ce qu’est Vivre, le poète conclut s’adressant à lui-même en miroir : Mais toi, le poète du peu et des riens, /Sauras-tu enfin un jour ce que c’est que de vivre ? / Que de vivre enfin hors du poème ?
Voilà peut-être le questionnement qui hante chaque ligne de ce qui est ici écrit et qui formule une angoisse tellurique. Son mouvement de balancier va, irrémédiable, de la vie à vivre au poème à en écrire, des hommes à côtoyer aux âmes à consoler. De quelle réalité puis-je encore rendre compte dans mon poème ? s’interroge Yves Namur dans Nouvelle conversation avec le poème. Peut-être nous donne-t-il l’ombre d’une réponse dans cette assertion : Laisse moi te parler de tout ça mon ami, / Même si tout ce que je te dis maintenant n’est encore réponse à rien. Ainsi le balancier irait-il de « personne » à « rien » … Il faudrait ici relire et recopier chaque vers, chaque poème pour explorer à nouveau, dans la fulgurance de la poésie, de sa musique, des images qu’elle évoque et qu’elle éveille, ce qui fait de la poésie d’Yves Namur une puissance en marche, nourrie par le doute et l’angoisse, mais, malgré tout, malgré l’ombre, comme l’ombre, entourée de lumière.
Comme celle qui irradie des derniers vers de ce poème qui évoque la Place de Mai à Buenos Aires et qui nous dit l’engagement du poème et, finalement, une de ses raisons d’être, Cette clameur amère des âmes errantes/qui passent et repassent sans cesse dans nos prières/et nos poèmes.
Le prochain recueil d’Yves Namur à paraître aux Éditions Les lettres vives s’intitule « N’être que ça ». Nous aurons l’occasion de le rencontrer et de l’interviewer pour « L’ivresse des livres » …
Jean Jauniaux, le 8 avril 2021
A propos de « La tristesse du figuier » sur le site de l’éditeur
La Tristesse du figuier s’ouvre sur une suite intitulée Un manteau de pluie, réflexion menée après un long séjour dans les environs de Schirmeck (Alsace) sur les beautés cachées de la Nature, les efforts pour les atteindre, mais dans la suite, la consternation et l’effroi devant la confrontation bien réelle de cette même beauté et des souffrances endurées par les hommes au Struthof (camp de concentration), une thématique récurrente dans l’œuvre du poète (« Ce temps… où vivre n’était même plus une mince affaire, où vivre était tout simplement un mot de trop »).
La Tristesse du figuier met ainsi le poème au cœur de sa réflexion : la réalité dont rend compte un poème, la notion de poèmes obscurs, etc. Au-delà de ces différentes thématiques, il s’agit de lire en filigrane les questions que tout homme se pose : pourquoi la souffrance, qui sommes-nous et qui devenons-nous ? Un peu à l’égal de ce que disait Pessoa dans son Faust : « Au labyrinthe de moi-même, je ne sais plus quel est le chemin qui me mène d’ici à la réalité claire et humaine… ».
A propos des Editions Lettres Vives :
Créées en 1981, par Claire Tiévant et Michel Camus, les Editions Lettres Vives publient des textes d’auteurs contemporains sous tendus par une pensée philosophique exprimée dans une langue riche et singulière. Le catalogue compte environ 180 titres répartis en deux collections : « Entre 4 Yeux » (prose, prose poétique) : P. Bettencourt, Ch. Bobin, Joël Vernet, Marcel Moreau, D. Sampiero, J.-F. Pocentek, etc. « Terre de Poésie » (poésie) : J. Ancet, R. Juarroz, A. Gamoneda, etc.