Le « Bruegel » de Philippe et Françoise Roberts-Jones

Il est dans le monde du livre d’art, des ré-éditions qui permettent, avec le recul, de prendre conscience avec une nouvelle acuité, de la place qu’occupent certaines oeuvres ou certains artistes et mouvements historiques, mais aussi de la qualité dans la manière de les présenter, de les donner à voir, à connaître et à apprécier. C’est le cas avec la réédition du « Bruegel » de Philippe et Françoise Roberts-Jones que les les Éditions Flammarion ont eu la bonne initiative de publier dans une version à nouveau accessible.

Comme le précise Françoise Roberts-Jones dans l’interview, c’est à son mari, feu Philippe Roberts-Jones, poète et nouvelliste par ailleurs, qu’est revenu le rôle de tenir la plume, ce qui donne à l’ouvrage un évident statut d’oeuvre littéraire à part entière, en plus d’être un magnifique « Livre d’art »

L’édition initiale de cette biographie à quatre mains date de 1997. D’emblée les auteurs situent le sujet et l’ambition de leur démarche, en traçant en une phrase le portrait fulgurant de l’homme à la rencontre duquel ils nous invitent: Bruegel l’Ancien est le point de convergence du mystère médiéval et de l’humanisme renaissant, un homme ouvert aux échanges entre le Nord et le Sud, en un temps de remous politiques, religieux et philosophiques. En ces temps incertains que nous traversons, où les antagonismes semblent surgir des hostilités semblables à celles du XVIe siècle, connaître cet artiste, l’approcher tout au moins, constitue à n’en pas douter une manière d’appréhender notre siècle. Philippe et Françoise Roberts-Jones nous y conviaient déjà en 1997 lorsqu’ils écrivaient dans l’Avant-Propos de leur ouvrage:ancrer l’art dans une époque le réduit à un élément décoratif. Lorsque la lecture se renouvelle et perdure, c’est que l’oeuvre participe à l’essentiel de la création et de l’humain.

Philippe et Françoise Roberts-Jones nous entraînent à leur suite dans l’exploration, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité précisent les auteurs, de la vie, de l’oeuvre et de l’époque de celui qui serait né dans « un obscur village du Brabant », aux environs de Breda, Brueghel, « dont il prit le nom », orthographié « Brueghel » par le biographe Carel van Mander. Historiens d’art, les auteurs de la biographie décrivent ce que l’on sait des « Origines du peintre », mais aussi sa formation. Le « voyage d’Italie », véritable pèlerinage artistique qu’effectuent les peintres de l’époque, Bruegel le fit vers 1552 et fut (…) avant tout une école de l’oeil et de la sensibilité spatiale. Le retour à Anvers eut lieu à une date imprécise avant 1555. En 1563, le registre de l’église Notre-Dame de la Chapelle à Bruxelles, témoigne de son mariage. Ces événements privés, évoqués dans les témoignages et chroniques du temps, sont évoqués par Françoise et Philippe Roberts Jones dans un souci de restituer le peu que l’on sait de la vie du peintre dont les accidents de la vie n’ont laissé qu’une légère silhouette.

Une vie s’explore aussi par le contexte dans lequel elle se réalise. Ainsi, « Les problèmes du temps » constituent un chapitre qui permet au lecteur d’aborder « La Bourgogne et les Pays-bas », la « Politique, économie et religion sous Charles Quint », « Philippe II et le Conseil des Troubles, mais aussi « Le milieu culturel », et le « Le contexte pictural ». Voici autant de balises qui permettent d’entrer de plain pied dans l’oeuvre et la lecture de celle-ci que Philippe et Françoise Roberts-Jones ont l’art de raconter, combinant l’érudition infaillible, l’observation des oeuvres, et surtout l’élégance d’un texte qui rend accessible l’oeuvre d’un homme qui ne s’est livré que par ses images. Il y a dans ce livre d’art l’exigence d’aller au-delà de l’épiderme du tableau, c’est à dire d’investiguer ce qui dans l’oeuvre permet d’identifier et de mettre en évidence les perspectives (qui) s’accroissent non seulement par la complexité du contenu, mais du désir évident chez l’artiste, d’appréhender un monde et d’en traduire la vie. (…) Aucun écrit, aucune explication même à travers l’oeuvre, ne permettent de savoir, ecce certitude, s’il y a chez lui un quelconque message d’ordre politique, social ou philosophique.

C’est sans doute la ligne de force de ce grand livre: ne pas se laisser contraindre par une vision étriquée de l’oeuvre, mais en faire jaillir, comme autant de sources vives, les inspirations multiples qui tissent le génie. Voilà pour ce qui est du temps de Bruegel, et cette richesse intérieure, en réponse aux sollicitations de l’univers, (qui) permet à l’artiste d’atteindre ce point d’équilibre, ce lieu de rencontre d’une tradition dont il n’ignore aucune ressource et de l’air du temps qui souffle d’ailleurs sur tout un siècle. Mais il y aussi cette traversée des temps qui permet à l’oeuvre de solliciter notre regard sur les oeuvres contemporaines (James Ensor, les expressionnistes, les mouvements de cinéma…) dont les auteurs sont familiers. Et enfin, grâce à cet art de raconter, c’est à dire de nous entraîner dans le récit de l’oeuvre, mais aussi d’en proposer les énigmes, les auteurs guident d’un effleurement sensible le regard que nous portons sur « L’image bruegelienne » (à la fois multiple par la diversité des sujets et l’abondance du détail, et unique par la manière de voir et l’art de peindre). Pour y arriver, Philippe et Françoise Roberts-Jones évoquent « Le trait et la couleur » (Bruegel n’est pas un imagier. S’il est un créateur d’images, dont les résonances restent aussi vives aujourd’hui qu’elles le furent hier, il ne faut pas en chercher la raison dans la chose représentée, mais bien dans la manière dont elle est évoquée.) et nous donnent une véritable master class sur la technique et la composition des oeuvres. Dans l’interview, Françoise Roberts-Jones nous dira d’où, selon elle, vient cette sensation si particulière de se trouver au cœur de la création, de plonger dans le processus créatif comme si une machine à remonter le temps nous avait propulsés dans l’atelier du maître…Mais, ils constatent: les données sont là, l’art d’en faire usage ne peut se décrire, le tableau de Bruegel en fait la démonstration.

« L’oeuvre et la diversité thématique » constituent le troisième et avant-dernier volet du livre. Les thèmes sont identifiés et analysés à partir des oeuvres. Peintures, dessins, gravures sont autant d’appuis pour évoquer L’enfer et le ciel . On y lit un éblouissant chapitre consacré à La dormition de la Vierge une huile sur bois en noir et blanc qui nous donne un exemple de l’art de raconter des Roberts-Jones: Le spirituel et le quotidien sont étroitement liés. Table servie, chat blotti devant le feu du foyer contrastant avec la lumière surnaturelle qui enveloppe la Vierge. (…) le personnage endormi à gauche, et séparé de la scène principale, pourrait être saint Jean rêvant l’événement dont il aurait eu l’intuition. (…)

On voit ici la force du « récit de l’oeuvre », entremêlant le regard porté à l’oeuvre et l’identification des indices de son universalité.

La dernière partie de l’ouvrage des Roberts-Jones, intitulée « La postérité et la renommée », précède une très utile chronologie de « l’environnement » de la vie de Bruegel permettant de confronter les chronologies du siècle en matière de politique, peinture, arts graphiques, architecture, littérature et philosophie, ainsi, enfin, qu’en ce qui concerne les sciences et découvertes. Dans les sources biographiques, retenons bien sûr l’ouvrage de Carel van Mander, postérieur à la mort du peintre, à qui l’on doit La vie de Pierre Brueghel, peintre éminent  » (1604).

Mais, comme l’indiquent les auteurs de cette somptueuse monographie de Bruegel, si le peintre vit les circonstances de son temps, l’actualité pour un artiste est un stimulant, non une fin en soi.(…) La peinture vraie, vivante, fécondante non seulement pour le poète ou l’amoureux qui cherche une réponse, offre toujours un indice qui peut ouvrir une voie accueillante et chaque fois distincte.

Françoise et Philippe Roberts-Jones ont pleinement conscience de la prévalence de l’oeuvre sur la vie du peintre et sur le contexte de la création ou de la réception de son oeuvre.

Dans ce livre, orné d’une iconographie d’une qualité technique d’impression exemplaire, ils nous invitent autant à parcourir avec eux leur chemin dans l’oeuvre de Bruegel, qu’à nous donner les balises pour y tracer le nôtre, nous offrant les indices pour notre « voie », distincte de toute autre, mais nourrie de la leur.

Jean Jauniaux, le 25 novembre 2020.

Nous avons rencontré par ZOOM Françoise Roberts-Jones qui évoque à notre micro la ré-édition de ce livre co-écrit avec feu Philippe Roberts-Jones dont la mémoire est si heureusement saluée par ce Bruegel . Ce livre d’écrivain nous invite aussi à relire l’oeuvre littéraire, poésie et nouvelles, de Philippe Jones, que nous avions rencontré et interviewé à différentes reprises et auquel nous avons pensé avec émotion à chaque page de Bruegel.

Sur le site de l’éditeur:

Bruegel l’Ancien est le point de convergence du mystère médiéval et de l’humanisme de la Renaissance, un homme ouvert aux échanges entre le Nord et le Sud, en un temps de remous politiques, religieux et philosophiques. Confronté à ces courants par son apprentissage et un voyage en Italie, l’artiste élabore une vision et un style personnels, que Philippe et Françoise Roberts-Jones s’attachent à restituer dans toute leur richesse et leur diversité. En effet, si l’on connaît de Bruegel ses paysages d’hiver ou ses scènes rustiques, son pinceau est loin de se cantonner à ces sujets. De La Chute des anges rebelles à La Pie sur le gibet, en passant par les Saisons de l’année, le peintre déploie toutes les facettes de son génie. Mais sa production ne se limite pas à la quarantaine de tableaux qui demeurent. Elle compte également d’admirables dessins où s’expriment une imagination et une créativité débridées – que l’on songe à la série des Péchés capitaux ; le présent ouvrage a su ménager la place qui leur revient. Les gravures sont également étudiées ; elles traduisent plus encore les goûts et les tendances d’une époque, de par leur mode de diffusion. Malgré sa renommée, Bruegel est très peu cité dans les sources écrites, et sa vie reste en grande partie dans l’ombre. Son oeuvre n’en prend que plus d’importance, à travers lequel se dessine une personnalité profondément humaniste, un être observateur de ses contemporains, mais aussi de la nature ou des événements du temps. Bruegel est un ouvrage multiple : riche par la vision, le sentiment et l’intelligence, il présente une moisson d’idées, une moisson d’images.

Philippe Roberts-Jones, historien de l’art, poète et essayiste, professeur à l’université libre de Bruxelles, il fut pendant 25 ans conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, puis Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, de 1985 à 1999. Décédé en 2016, il était membre de diverses académies dont l’Institut de France.

Françoise Roberts-Jones, historienne de l’art, était conservateur de la peinture ancienne aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et s’est spécialisée dans l’art flamand du XVIe siècle et la muséologie.