Poète, animateur d’atelier d’écritures, nouvelliste et romancier : les multiples domaines dans lesquels excelle Daniel Simon avaient (un peu) occulté ces derniers temps l’auteur dramatique. Daniel Simon a consacré une grande part du temps dont il privait son œuvre personnelle, à éditer ou mettre en scène ses confrères et consoeurs, quand il ne les mettait pas en valeur dans les articles et blogs (« Je suis un lieu commun ») dont il est l’auteur attentif et le promoteur enthousiaste. Il a aussi habitué les internautes à le lire sur les réseaux sociaux où régulèrement il les éclaire, les éblouit, les désarçonne avec des textes courts écrits d’une plume plongée directement dans l’encrier du cœur.
La troisième nuit que publient les Editions Lansman (après dix ans d’absence chez cet éditeur depuis Les mots perdus en 2012) donne au lecteur – et, espérons-le bien vite, aux spectateurs – un texte et deux personnages auxquels on ne peut que s’attacher. Dédiée au dramaturge Laurent Bouchain et à l’écrivain-cinéaste Kenan Gorgün, La troisième nuit met en scène un homme qui a l’âge de son auteur (« la soixantaine bien sonnée ») et une jeune femme d’une vingtaine d’années. Le décor : une cave-cuisine où s’est retiré celui qui achoisi de ne plus sortir de cette caverne hormis pour , le soir, « trouver sa pitance dans les poubelles d’une grande surface toute proche ». Dans un grand cahier, qu’il inaugure au début de la pièce, il écrit les sensations que lui inspire le bruit de la ville dont il perçoit les échos , devenant « le scribe du soupirail » et l’interlocuteur acide des pensées amères qu’il couche sur le papier : une petite fille qui chante, une femme qui marche sur des talons hauts, un gamin (« il court, il va tomber comme ça, attention petite, ouf, il est passé, tombera plus loin… »). Il donne des noms à ces personnages sonores : Madame Hirondelle, « court-toujours ». Le projet de vie de ce personnage ? « écrire la vie bien au chaud, tranquille, poète je suis, j’ai des choses à dire, à laisser (…)ne plus baisser la tête en permanence (…) »
Sans jamais être cynique, le personnage jette au visage des vérités crues sur le « là-haut », le monde dont il a décidé de s’exiler pour faire son œuvre de poète. Des propos cinglants de vérité objective, sans faux-fuyants, sans précautions oratoires jailisent alors sous son crayon : sur les pauvres (au monde desquels il appartient), les retraités, « le peuple des poubelles ». La nuit, les souvenirs de » la vie d’avant » l’assaille : une famille, des enfants. Son existence choisie, solitaire et désabusée est bouleversée par l’arrivée de «Elle », la jeune femme avec qui le monologue va devenir échange entre deux duettistes. Au début, ils doivent s’apprivoiser bien sûr. Trouver un vocabulaire comme celui que la mère de la jeune femme inventait pour ne pas dire les mots des sentiments, ne pas dire surtout le mot « amour ». Ou alors, ils échappent à l’échange en parlant de frites, en philosophant sur les frites, donnant l’occasion au dramaturge de glisser dans cette comédie douce amère, une scène d’anthologie que les comédiens se régaleront de jouer ! Le dialogue est fait d’esquives entre lui (« je suis un kangourou (…) devenu une balle qui rebondit et que le gros chien essaie d’attraper dans sa gueule ») et elle (« je suis une détectrice de mensonges »). Quant à sa vérité à lui ? C’est peut-être dans les poèmes qu’elle finira par apparaître, les poèmes qu’il note fébrilement…De jour en jour, elle et lui se dévoilent à partir de ces détails : la sciatique et la souffrance du temps qui passe, la vie qui tient en deux colonnes pour elle : « ce qui me fait pleurer et ce qui ne me fait pas pleurer ».
Il n’est pas ici le lieu de dire toute la pièce. Daniel Simon a l’art de la parabole, cette manière déroutante de dire l’apparence des choses, des êtres et des sentiments pour désarmer le lecteur-spectateur avant que ce dernier ne soit pris de vertige, découvrant que l’auteur nous tend un miroir où nous voyons nos rêves, ceux que nous avons réalisés et les autres…
Voici un grand texte de théâtre qui n’est pas sans résonner de l’ écho des scènes anglaise (Stoppard), roumaine (Vicniec), irlandaise (Beckett).
Jean Jauniaux, le 10 octobre 2022.
Sur le site des Editions Lansman:
» Un homme vieillissant a décidé de prendre ses distances vis-à-vis des autres et surtout de sa famille. Il s’est réfugié dans une cave-cuisine d’où il perçoit les bruits du monde à travers un soupirail. Carnet en main, il note les bribes de conversation des passants, enfants et adultes, comme pourrait le faire un biographe du quartier. Il ne quitte que rarement son antre pour visiter, la nuit, la grande poubelle urbaine qui lui sert de garde-manger, lui permettant de se procurer le strict nécessaire à sa vie recluse. Un jour pourtant, quelqu’un pousse la porte de son refuge : une très jeune femme qui semble porter la colère et la soif de vivre de sa génération. Est-ce le hasard qui l’amène ? Ou se sont-ils déjà rencontrés ? En trois nuits, ils vont se révéler l’un à l’autre bien plus qu’ils ne s’y attendaient… »