La traduction française du récit que l’historienne et philologue russe, Irina Scherbakova consacre aux trois générations de sa famille ayant vécu le régime soviétique. Ce livre est constitué à partir de sources personnelles : souvenirs, archives familiales, interviews de proches de celle qui fonda l’ONG « Mémorial », aujourd’hui « liquidée » par le régime Poutine…
Dans le cadre de Mémorial, Irina Scherbakova et les cofondateurs de l’ONG de défense des droits humains créée en 1987, l’historienne a recueilli des centaines de récits de survivants ou descendants de prisonniers du Goulag. Dans le sillage de Soljénitsyne et des écrivains dissidents qu’elle découvre très tôt (dès 1962, elle est adolescente, elle lit Une journée d’Ivan Denyssovitch qui paraît dans la revue Novy Mir), elle décide de recueillir les témoignages qui empêcheront de ré-écrire l’Histoire de l’URSS, qui raconteront les traces laissées dans la mémoire vive des victimes du totalitarisme soviétique.
Dans Bruits et couleurs du temps, l’historienne fait le récit personnel de cet engagement en le situant à l’aboutissement du roman familial qu’elle nous donne ici à lire, fait des bruits et couleurs du temps, mais aussi des souvenirs formulés dans un récit qui se lit d’une traite. Vision personnelle, intime, d’une vie dans le siècle soviétique, le livre projette un éclairage captivant et glaçant sur le déroulement d’un « idéal » (le socialisme) transformé en carcan totalitaire au fil d’événements dont le lecteur occidental se laissait hypnotiser par les échos falsifiés.
On sait combien, pour une historienne, la qualité et l’authenticité des sources est essentielle. Scherbakova nous donne une démonstration éclatante de l’utilisation, comme source historique, de la mémoire. Elle met en évidence, à chaque étape de l’histoire de l’URSS, les éléments clés qu’elle entrelace au témoignage personnel et à son expertise d’historienne. Elle adopte ainsi un point de vue sensible, dans une écriture littéraire qui nous touche, nous émeut, nous surprend.
On sait combien littérature et Histoire sont liées, non seulement par l’engagement des écrivains (Irina Scherbakova évoque celles et ceux, poètes, romanciers, essayistes qui en URSS ont été de véritables acteurs du destin d’un pays) mais aussi par la liberté qu’ils s’accordent à dire le vrai contre le dogme, la réalité contre les fictions de la propagande. Ils ouvrent ainsi l’accès à un véritable souffle de liberté de penser, d’exprimer, de contester dont les effets sont appelés à ne plus cesser tant ils ont exigé, à leur départ, de force et de courage pour atteindre un retentissement universel.
Travaillant davantage sur la mémoire que sur l’Histoire, Scherbakova et ses amis de Mémorial ont ouvert les yeux de beaucoup sur la réalité soviétique. Ces Bruits et couleurs du temps nous racontent, à travers un exemple personnel, intime, vécu, ce qu’il en coûte d’abnégation, d’énergie, de lucidité, d’engagement et de sacrifices pour ériger un tel monument à la Mémoire que, dorénavant, nous avons la charge de protéger.
Le Prix de l’Académie royale de Belgique et l’édition en français de Bruits et couleurs du temps (dans une traduction de Nicolas Franck et Anna Matveeva), sont d’irremplaçables occasions de mettre en évidence l’engagement indispensable pour nourrir notre compréhension de l’actualité à partir de l’Histoire.
Jean Jauniaux, le 2 octobre 2022.
Sur le site de l’éditeur, l’Académie royale de Belgique:
« Irina Scherbakova est née à Moscou en 1949. Elle étudie l’histoire et la littérature allemande. Dès les années 1970, elle enregistre secrètement des entretiens avec des victimes des répressions staliniennes. En 1987, elle participe à la création de Memorial qui deviendra la plus grande organisation de défense des droits humains en Russie post soviétique. Depuis lors, elle ne cesse de dénoncer la réécriture nationaliste de l’histoire. »