Publié aux Éditions AL MANAR en 2015, ce recueil m’est parvenu en « service de presse » près de dix années après avoir été publié. Ce cheminement inattendu et tardif correspond à la « philosophie », ou plutôt l’esprit de la série de recensions et d’interviews qui composent « L’ivresse des livres » aujourd’hui, « Livraisons » et « Espace-Livres » hier, ou encore les chaînes youtube et soundcloud qui y sont attachées. Au même moment où je reçois le volume « Sahariennes », j’adresse aux Archives et Musée de la littérature une première série d’enregistrements sonores qui seront désormais archivés, classés, mis à disposition de celles et ceux qui s’intéresseront à cette « écriture sonore » que constitue la pratique de l’entretien à bâtons rompus avec les écrivains, essayistes, poètes, auteurs de romans graphiques, belges et non-belges (comme l’avait souligné Bernard Pivot en donnant élégamment la priorité à ce côté-ci de l' »outre-Quiévrain »), pas tous francophones (ainsi y figurent les Prix Nobel de littérature chinois, Mo Yan et biélorusse, Svétlana Aléxéïévitch et des écrivains flamands comme Tom Lannoye et Stefan Hertmans).
J’ai eu le bonheur de soumettre à la question Eric Brogniet à différentes reprises et j’espère bien évoquer prochainement à voix vive ces Sahariennes qui inaugurent ici une chronique à la première personne, comme un courrier adressé au poète, courrier inspiré par la lecture de ces deux ensembles poétiques, aux titres entrelacés dans l’éclat qu’ils évoquent d’emblée. Les Sahariennes dont le lecteur découvre les lieux de leur composition, le désert du Wadi Rum en Jordanie et les bords de la Mer Rouge en Egypte, sont trente-huit poèmes brefs, des tercets proches des haïkus sans être figés dans le respect strict de la règle japonaise. Alors que le titre Sahariennes évoquerait au premier abord le temps long de la caravane, de la marche dans le désert, chacun des poèmes jaillit comme autant d’instantanés d’une sensation, d’une couleur, d’une brûlure, d’une angoisse (Entre mémoire /Et catastrophe/Quel chemin nous est ouvert?), d’une mémoire de l’espèce (Clarté/Du fond de l’océan évaporé/Lueurs par lavis) de l’Histoire aussi (Nécropoles aux odeurs de fièvre jaune). Il y a dans cette formulation poétique une incandescence de chaque instant, de chaque regard porté par le poète Aux pics chevauchés d’ombres bleues, mais aussi des mouvements imperceptibles, des sons (Le souffle du roseau), du temps faussement immobile (L’heure tout à coup en suspens). L’aboutissement semble être formulé dans la Conscience/ Du vivant et du néant/…lorsque « Il », (le poète?) , Il sort tout à coup/ A la lumière du monde, où s’achève le premier ensemble Sahariennes et où s’ouvre le second Célébration de la lumière.
Ici, la contrainte formelle a ouvert l’espace poétique de l’haïku au sizain, six vers dont les rimes sont laissées libres de l’effet miroir. Ce sont, au gré de 17 poèmes composés à Chott el Djerid, des éblouissements, le secouement des noirceurs, la foudre du coeur, la clarté dans la fracture, qui assaillent la lecture de leurs contrastes vibrants, comme ce jardin de feu noir qui accentue de deuil ce triste constat: Un noir soleil toujours nous tanne/ Nous progressons de sables en sables/ Et parole sur parole/ D’éboulement en éboulement.
Qui sait, cette évocation d’un recueil paru il y a presque une décennie fera-t-elle la démonstration de l’inépuisable puissance d’évocation d’un archipel poétique dont ce livre est une île des plus émouvantes.
Jean Jauniaux, le 9 septembre 2023
Eric Brogniet, Sahariennes suivi de Célébration de la lumière, Editions Al Manar, 2015, 15€, 70 pp