Nous avons évoqué Eric Brogniet à différentes reprises déjà à l’occasion de la parution de précédents recueils, comme A la table de Sade , Radical Machines , Tutti cadaveri . La parution aux Editions Le Taillis Pré de Lumière du livre suivi de Rose noire nous a paru une belle occasion d’interroger à nouveau Brogniet sur ce « (…) simple tamis/Dans une rivière aurifère » qu’est, à ses yeux, le poème. C’est par ces vers qu’il ouvre le recueil Lumière du livre . En le refermant, le lecteur aura traversé la « Nuit de l’encre, lumière du livre » …
L’occasion d’identifier avec lui le cheminement, – s’il en est un, déchiffrable par le poète- , dans une bibliographie dont le premier ouvrage, Femme obscure est paru il y a quarante ans. Pourrait-on en identifier les escales, jalonnant une traversée incessante de l’énigme de la poésie? Bien sûr, nous évoquerons Lumière du livre dont, en exergue, nous lisons cette première tentative d’identification de ce qu’est la poésie: « L’extrême de la philosophie est la poésie » (Elisa Brune). Ce recueil est-il cela, une investigation de la poésie? Brogniet dans le poème d’ouverture indique la voie « Le poème est un simple tamis/Dans une rivière aurifère./
Nous tenterons aussi de reconstituer la composition du recueil. S’agit-il, comme pour un vitrail, d’un travail d’assemblage de fragments traversés par la lumière qui les transfigure, et, avec le recul – la lecture d’ensemble- donne à voir un paysage intérieur, fait des cinq sens, de la mémoire et de l’amnésie, de la parole et de l’apaisement bucolique, du parfum, de la gourmandise, de la sensualité…? Autant de pistes que le poète – nous semble-t-il – a ouvertes au fil des pages. Il alterne l’angoisse de la mort et le cheminement lumineux du promeneur, la violence du monde à l’interrogation fondamentale (… à la fin, la vie/ ne serait-elle que le souvenir d’un rêve?). L’écriture poétique serait-elle une réponse parce que « Le poème/comme la fleur des champs/se suffit/à lui-même. » ?
On assiste au fil des pages à ce labeur incessant de l’écriture, dénouant sans désemparer « le tremblant alphabet du poème », pour nous emmener vers cette « nuit de l’encre, lumière du livre » qui donne son titre au livre, en l’achevant sur cet oxymore vertigineux.
Mais comme chaque lecture nous donne une perception renouvelée du livre, sans doute y aura-t-il d’autres chemins à défricher lors de l’entretien que nous enregistrons après avoir écrit ces lignes. C’est ce qui fait d’un livre un inépuisable gisement et d’une interview un cheminement incertain: « Ecouter, c’est laisser affleurer/des remous de lumière(…) »
Citons pour clore cette recension, deux citations qui éclairent idéalement la personnalité du poète:
« Éric Brogniet s’est hissé au premier rang de la poésie d’aujourd’hui. Comme analyste, comme penseur, comme animateur, mais surtout comme praticien. Il est devenu une des consciences de référence dans le domaine, capable du retrait créatif comme de l’immersion dans l’action. Il est un lyrique surdoué qu’aucune scansion, aucune respiration ne rebutent : dans les registres les plus divers, il fait preuve d’une souveraine sûreté, sachant aussi réinvestir un espace du sacré que l’on croyait déserté par la poésie de ce temps. Brogniet croit à une capacité d’illumination poétique, Il y a une fièvre dans cette poésie de la passion, mais aussi une intelligente guidance. La synthèse de la pulsion et de la réflexion donne tout son prix à cette aventure poétique majeure. » (Jacques De Decker, Le Soir, 14 février 2001)
« Accueillir un poète est une tâche délicate. Tout poème ne questionne-t-il pas ? Tout texte contemporain part d’un réel ou s’efforce de l’atteindre, et l’on pourrait dire que chaque poème se situe entre ciel et terre, enfer compris. Les variantes entre tangible et imaginaire peuvent être multiples, équivoques ou ténues. (…) Avec celle que l’on voit et que l’on ne peut atteindre et celle qui est là et que l’on pourrait toucher, nous embrassons, grâce à vous, la sensibilité de l’univers et, avec le réel, vous jonglez dans l’imaginaire. » (Philippe Jones, Discours de réception d’Eric Brogniet à l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, 20/10/2012)
S’il fallait élucider la démarche poétique de Brogniet, peut-être est-ce dans un fragment d’un poème qu’Albert Ayguesparse lui dédia en 1992 (Les décombres du temps, in Les déchirures de la mémoire ) que nous trouverons quelques balises pour nous guider:
« nous enchaînent à elle (- la vie- ) mille complots/des connivences de soleil et de pluie/et dans le lent travail des générations/ le mystère des empires éphémères. »
Jean Jauniaux, le 17 décembre 2021.
L’interview d’Eric Brogniet est en ligne sur la chaîne YOUTUBE de « L’ivresse des livres »
« La poésie d’Éric Brogniet compte au nombre des tentatives les plus concertées pour tirer la démarche créatrice de ses vains labyrinthes narcissiques en nous désignant, dans la fragilité, un lieu lucide où vivre, c’est-à-dire aimer, penser et mourir, dans le peu de liberté qui nous est octroyé. Car le poète sait bien que l’honneur poétique véritable ne connut jamais d’autre chemin ni d’autre but. »— Christophe Van Rossom
A propos d’Eric Brogniet:
Éric Brogniet, né à Ciney en 1956, est l’auteur d’une vingtaine de livres, parmi lesquels Le feu gouverne (prix Max-Pol Fouchet 1986), Dans la chambre d’écriture(prix Maurice Carême 1997), l’Atelier transfiguré (prix Louise Labé 1994), la trilogie : Autoportrait au suaire, Ce fragile aujourd’hui, Ulysse errant dans l’ébloui, ou encore À la table de Sade. Auteur de performances scéniques (Nos lèvres sont politiques, avec le guitariste Steve Louvat), No Human Project (avec le groupe rock Arthur Rain), il est aussi un critique et un analyste respecté des écritures poétiques. Il a été élu en 2010 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, où il succède à Fernand Verhesen.