Carrère, carrément magistral.

Depuis ce dernier mercredi, nous savons quels sont les triomphateurs du grand derby littéraire de l’automne, celui qui se court à Paris et dont on sait qu’il conditionne la « bonne santé », entre guillemets, de l’édition littéraire française. Quelques livres en émergent, qui compensent le manque à gagner de centaines d’autres. La France, ou Paris plus précisément, produit une pléthore de romans, bien plus que les autres pays d’Europe, parce qu’elle pratique bun malthusianisme impitoyable : une quantité immense d’appelés, une minorité dérisoire d’élus. Quelque chose comme la grande course massive des spermatozoïdes cinglant vers l’ovule : la plupart d’entre eux n’auront rien fait d’autre que de la figuration.

Et les deux qui ont emporté respectivement le Goncourt et le Renaudot relèvent des deux viviers principaux où l’on puise communément les lauréats. D’un côté, un premier roman comme tombé du ciel, dont rien ne garantit qu’il présage d’une œuvre : « L’art français de la guerre » de Laurent Jenny rappelle le « coup » des « Bienveillantes », dont l’auteur n’a toujours pas confirmé les promesses. De l’autre, la mise en évidence d’un écrivain majeur, qui a fait ses preuves, et dont le nom, au palmarès du prix, au fil du temps, en augmentera la crédibilité. Emmanuel Carrère est un des rares auteurs de langue français qui s’impose au-delà des frontières de l’hexagone. Le cas n’est pas si fréquent. On ne peut en citer sans trop se tromper que trois autres, Michel Houellebecq, Jean-Philippe Toussaint et Amélie Nothomb. On remarquera au passage que deux d’entre eux sont belges…

La force de Carrère, c’est que ses livres se ressemblent là où il faut et se distinguent là où il vaut mieux. Ils ne se répètent jamais, parce qu’ils explorent chacun des zones qui ne se recouvrent pas. Pour ne citer que les plus connus, « L’Adversaire » était une plongée abyssale dans le mystère d’un criminel, « Un roman russe » l’exploration sans pitié d’un non-dit familial, « D’autres vies que la mienne » un exercice d’attention extrême à la souffrance du prochain. On pourrait dire que « Limonov » tient en partie des précédents, il est le portrait d’un héros tout sauf édifiant, il est comme consubstantiel à la Russie et témoigne d’une extraordinaire curiosité de l’autre. Mais il est le premier à s’aventurer à ce point-là dans la grande question de notre post-modernité : la politique. La réside sa différence, et elle est fondamentale.

La similitude quant à elle se situe dans une écriture reconnaissable entre toutes : confidentielle et transparente, personnelle et généreuse, ironique et hypersensible. Chaque page a son potentiel de vibration, joue sur une double proximité, avec le sujet et avec le lecteur, prend à la gorge et prête à rire.
« Limonov » est le récit picaresque de la vie d’une sorte de clochard métaphysique dont l’itinéraire, de la Russie soviétique profonde où il voit le jour à la Russie poutinesque dont il fréquente toutes les marges – y compris derrière les barreaux -, le trimbale dans la jet set et la plus noire misère new yorkaise ou le confronte à l’intelligentsia parisienne complètement déjantée. La fiction rend les armes devant un parcours pareil, le livre ne se donne d’ailleurs pas pour un roman : qui aurait eu le front d’inventer une saga de cette exubérance ?

Elle ne fournit cependant pas seulement une histoire haletante, mais un hallucinant portrait du monde où nous nous débattons : le nôtre.

Jacques De Decker

Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes

Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69

Référence : NAXOS 8.572530