L’hécatombe continue…Guy Vaes, le mage anversois, avait ouvert la voie. Félicien Marceau, l’homme aux deux visages, qui s’était appelé Louis Carette en Belgique, l’avait suivi de peu. Il avait frôlé le siècle. Voici sa contemporaine, Dominique Rolin, qui tire sa révérence elle aussi à quelques encablures de l’âge à trois chiffres. Reste le doyen incontesté, Henry Bauchau, dont se prépare le centenaire. C’est qu’il vient de publier « L’Enfant rieur », un nouveau volet de ses mémoires romanesques : peut-on mieux affirmer que l’œuvre se poursuivant, le créateur se doit de demeurer aux commandes ?
Dominique Rolin, elle, avait interrompu depuis quelques années la tranquille régularité de sa tapisserie romanesque. Pénélope patiente, perchée dans son refuge de la rue de Verneuil, au cœur du sixième arrondissement, elle avait, pendant plus de soixante ans, donné selon un rythme biennal les épisodes de sa saga très personnelle, éminemment singulière, dont l’ensemble, à présent clos, donne une extraordinaire impression de cohérence. Rolin n’est pas une touche-à-tout, elle est la lente exploratrice des galeries de son monde intérieur. Elle a fouillé au plus profond les énigmes de la vie, et même de ce qui la précède et la suit. De la même façon qu’elle était convaincue que l’âme contient le corps et non pas l’inverse, elle est le seul écrivain qui, rendant compte de son existence, s’est attaché à ce qui y avait préludé, dans « L’Infini chez soi », et à ce qui lui ferait suite, dans « La Voyageuse ». La voilà donc engagée dans une nouvelle odyssée, d’outre-tombe cette fois, qu’elle avait pour une grande part anticipée. Cela s’appelle, en un mot très simple, une visionnaire.
Elle aimait à dire que Virginia Woolf lui avait indiqué le chemin. Et on ne saurait lui trouver plus évidente parentèle. On décèle chez elle le goût de l’affabulation libérée de toutes les contraintes de la vraisemblance, comme dans « Orlando », où le même personnage ne cesse de changer d’identité, ou la capacité d’ouvrir la focale à l’infini autour d’une expérience des plus banales, comme dans « Mrs Dalloway », ou encore des immersions au plus intime de l’introspection, comme dans « Les Heures ». Décidément, Virginia Woolf a quelques connexions avec d’éminentes femmes écrivains belges ou assimilées : Jacqueline Harpman n’a-t-elle pas donné son interprétation d’ « Orlando » en le féminisant, Marguerite Yourcenar n’a-t-elle pas traduit sa « Promenade au phare », et Dominique Rolin, qui d’ailleurs succéda à Yourcenar à l’Académie belge, n’a-t-elle pas, de fait, été une de ses plus subtiles continuatrices dans les lettres françaises ?
Dominique Rolin laisse une œuvre insolite, puissamment originale, qu’elle a conduite davantage en musicienne ou en plasticienne – elle était d’ailleurs une illustratrice très douée – qu’en écrivaine, même si elle avait chaque jour la plume à la main et rédigeait sa page, enchaînant livre sur livre comme s’ils s’engendraient les uns les autres, signe supplémentaire du processus organique auquel répondait l’écriture chez elle. Chez les auteurs de race, l’ampleur de l’édifice ne peut s’évaluer que lorsque la bâtisseuse a déposé l’outil. C’est ce que l’on va pouvoir entreprendre désormais, et le regard global auquel elle se prête à présent va nous réserver d’improbables découvertes.
Jacques De Decker
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530