C’est le coup de cœur de la rentrée. Tous les librairies, qui aiment de plus en plus épingler les livres qu’ils préfèrent en ce moment de grande abondance et d’épaisse confusion devraient doter de ce commentaire sommaire et enthousiaste leurs exemplaires de ce roman. On voit mal comment ils auraient pu, à moindre d’être des pisse-froid et des cœurs de pierre, y résister. Or, quand on aime, on aime aussi partager, et c’est même l’un des thèmes, sinon le premier, du livre. Le précédent du même auteur, qui avait beaucoup plu aussi, s’intitulait « Le grand Jardin » ; celui-ci aurait pu s’appeler « Le grand Partage ». Mais cela aurait ressemblé à un programme électoral, ce qui n’est pas du tout la tasse de thé de Francis Dannemark.
Le thé, par contre, il doit aimer, et en particulier le five o’clock tea, british au sens le plus exquis du terme, qui évoque les boiseries chaleureuses, les bûches qui grésillent, les sofas et les fauteuils profonds, ce que chacun aime au fond, même s’il ne l’avoue pas toujours. Or, par nos temps perturbés, de déconfiture généralisée, de haines déchaînées et de faillite imminente, de quoi avons-nous besoin, diantre, sinon de ces consolations qui réconcilient un tant soit peu avec la grisaille des jours ?
Dannemark ne nous donne pas un roman de l’eau de rose pour autant. Il ne s’agit pas ici de tranquillisant ou d’amortisseur de spleen, mais d’un affrontement lucide avec la mélancolie et le vague-à-l’âme, qui ont leur fonction, pourvu qu’on les surmonte. Il ne fait pas l’économie des détresses du monde et de chacun, il montre en revanche qu’une des méthodes de riposte qui s’impose est de cesser de croupir, comme notre société atomisée veut nous y inciter, dans sa solitude stérile.
Dans cet ample récit qui répond au titre faussement kilométrique de « La véritable vie amoureuse de mes amies en ce moment précis » (49 caractères au compteur, et 4 plus 9 font treize comme par hasard), le poète romancier qu’il est rédige le vrai manifeste du parti communautarisant. Sa formule, c’est la communauté enrichie des acquis de chacun, sur base de quelques connivences, ou de ce que Goethe, qui aurait aimé traduire ce livre comme il a traduit « Le neveu de Rameau », aurait appelé des affinités électives, dans lesquelles l’amour, l’amitié, la complicité, la camaraderie prennent sans doute leur part, mais qui sont avant tout et très précisément des affinités, c’est-à-dire ces réseaux d’onde qui font que certains sont branchés sur la même fréquence, et dès lors décident de s’élire les uns des autres, de se coopter loin de toute démocratie, mais en vertu de la seule aristocratie qui tienne, celle du goût, du talent et du courage.
On peut, dans cette histoire, avoir des peines sentimentales, des douleurs réelles, des menaces médicales, des deuils même. Elle n’y remédie pas avec des antidépresseurs et des drogues chimiques, mais par cette autre chimie, plus réconfortant et fortifiante que toutes, qui tient de cette intelligence émotive dont on finit par admettre qu’elle a des raisons plus justes et fondées que l’autre, la sèche, froide et arrogante.
Ce livre est tout entier un distillateur d’humeur. Il contient une trame qu’on ne peut lâcher, il nous fait connaître des personnages attachants, il met la larme à l’œil et le sourire aux lèvres, mais il est avant tout cela : un climat où il fait bon vivre et qui ne se dissipe pas une fois le livre fermé, mais accompagne le lecteur au point que si le souvenir s’en dissipe, on court s’y réfugier à nouveau.
Jacques De Decker
Ecoutez aussi la rencontre de Francis Dannemark et Edmond Morrel dans la rubrique « Littérature » de espace-livres.be
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530