Une exceptionnelle biographie par Benoît Peeters aux Editions Flammarion
La biographie est un art singulier et composite. Singulier, il oblige à une longue complicité intellectuelle entre le biographe et son sujet. Composite, il fait appel à une palette de compétences qui allient souvent des exigences contraires. Les talents du raconteur d’histoire risquent de faire mauvais ménage avec ceux de l’Historien. L’empathie du premier se confronte à l’objectivité de l’autre. La tentation d’inventer de l’un est sans cesse bridée par le souci scientifique du second.
Benoît Peeters nous donne aujourd’hui une magistrale biographie du de Sándor Ferenczi, « l’enfant terrible de la psychanalyse ». Il n’en est pas à son coup d’essai. Nous lui devons déjà les ouvrages, devenus références incontournables, qu’il consacra à Hergé, Valéry et Derrida. Nous avions eu l’occasion de le rencontrer pour évoquer les deux derniers et tenter, dans ces entretiens, d’identifier le modus operandi de Peeters et d’y trouver ce qui fait de ces biographies une oeuvre à part entière marquée du sceau « Peetersien ». L’écriture empathique reflète le regard est bienveillant que Peeters porte sur l’homme derrière l’oeuvre. L’érudition, sans cesse stimulée par une curiosité insatiable, est nourrie d’une sorte d’affection intellectuelle à l’égard des personnalités auxquelles Peeters choisit à un moment donné de consacrer plusieurs années de sa vie. Ainsi, en parallèle avec son Derrida, Peeters écrit-il un making of singulier: Trois ans avec Derrida , récit au fil duquel il lève le voile sur sa propre démarche de biographe. Le livre d’accompagnement en devient une véritable autobiographie de trois années de cohabitation avec l’oeuvre et l’homme Derrida.
Enchâssés dans l’oeuvre biographique consacrée à Ferenczi, mais aussi dans certains documents l’accompagnant, le lecteur trouvera des indices liés à la démarche personnelle de Peeters, aux circonstances qui l’ont amené à raconter Ferenczi, et à orner ce livre d’archives iconographiques d’une richesse irremplaçable. Parmi les documents « annexes », il faut mettre en évidence une très belle rencontre sur Youtube de Judith Dupont, « la dernière personne au monde à avoir connu Ferenczi » que Peeters interviewe avec une gentillesse érudite qui fait de cette séquence vidéo un complément idéal à la lecture du livre. Judith Dupont, devenue psychanalyste, a été avec d’autres à l’origine de la revue de psychanalyse le Coq Héron et est , entre autres, la traductrice en français de l’ouvrage fondamental de Ferenczi, Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle
On lira par ailleurs les différentes étapes de la vie de Ferenczi, l’affrontement du disciple et de son maître Freud, cet amour-amitié entre deux génies dont les chemins s’éloignent l’un de l’autre, mais continuent de s’aimanter, l’imbrication de l’analyse dans la vie amoureuse de Ferenczi, l’approche thérapeutique qu’il refuse de dissocier de la pratique analytique, faisant peut-être du disciple un praticien humaniste de celle-ci, éloigné de la distance qu’imposait le maître entre lui et ses patients.
L’ouvrage de Peeters est aussi, comme ses précédentes biographies, un aiguillon stimulant la curiosité qu’il éveille chez le lecteur d’aller y voir de plus près, de mieux appréhender les contextes sociaux, historiques et politiques dans lesquels s’inscrivent les vies des protagonistes d’un récit que l’on lit, en fin de compte, comme un roman.
Il faudrait explorer davantage ce qui dans l’approche et l’écriture de Peeters, homme de fictions (BD et cinéma), l’inventeur d’une manière d’écrire les autres, de projeter cette indispensable part de soi dans l’oeuvre fut-elle consacrée à celle de géants comme Hergé, Derrida, Valéry et, aujourd’hui Ferenczi.
Le jour où un historien se penchera sue la vie de Benoît Peeters, il trouvera sans doute, dans ces biographies, matière à identifier les liens étroits qui les nouent à l’oeuvre de fiction, mais aussi au parcours exceptionnel d’un des créateurs les plus passionnants de la culture française, qui en est aussi un des plus fins érudits et analystes. Ne prononcera-t-il pas bientôt au Collège de France la conférence inaugurale d’un cycle consacré à un art auquel, par ses oeuvres co-signées avec François Schuiten, il a contribué à donner ses lettres de noblesses: la bande dessinée? Ces Cités obscures dont il est l’inventeur, ne sont-elles pas parcourues de méandres dont il ne cesse d’explorer les zones secrètes et mystérieuses?
Jean Jauniaux, le 26 septembre 2020.
Pour écouter l’entretien que nous a accordé Benoît Peeters, rendez-vous sur le site.
Les interviews consacrées à la biographie de Derrida et celle de Paul Valéry sont accessibles sur les liens suivants:
« Disciple préféré de Freud, Sándor Ferenczi (1873-1933) est l’une des figures les plus attachantes des débuts de la psychanalyse et l’un de ses théoriciens les plus féconds. Longtemps, il se démène dans une relation père-fils tumultueuse, entre fascination et désir d’émancipation. Mais c’est surtout à travers l’imbroglio sentimental entre Sándor, sa maîtresse Gizella et Elma, la fille de cette dernière, que le drame se noue : Ferenczi prend les deux femmes en analyse puis, après être tombé amoureux d’Elma, il l’envoie poursuivre sa cure chez Freud. Bientôt, les lettres et les confidences circulent en tous sens, dans la plus grande confusion des sentiments et des divans. Ce livre n’est ni un traité savant, ni une biographie classique. C’est l’histoire bouleversante d’une amitié peut-être impossible et d’un amour qui ne le fut pas moins. C’est le portrait d’un perdant magnifique et d’un analyste visionnaire. »
le volume se partage en 33 chapitres distribués sur une grande quantité de photogrammes formant un superbe album dont une majorité sont « bleutés » au sein d’un volume de 350 pages particulièrement attrayant : le lecteur s’y promènera avec bonheur parmi ceux qui furent les « princes » et fondateurs de la nouvelle discipline.