Le centenaire de la naissance d’un écrivain belge, bien oublié malgré un Prix Rossel et 200 romans!

Dans un article qu’il publiait dans la rubrique « Enquêtes-Reportages-Chroniques » du quotidien belge Le Soir , Jacques De Decker saluait la carrière de Stéphane Jourat, journaliste et romancier.Il est né le 4 décembre 1924. Ami d’enfance de Philippe Roberts-Jones, dont on a récemment célébré le centenaire, Stéphane Jourat nous semblait mériter d’être lui aussi évoqué, ne serait-ce qu’en écho de cette amitié que les deux écrivains n’ont cessé de s’exprimer. Avec Françoise Roberts-Jones et Lucie Cornil (qui fut sa dernière compagne), les archives de Jourat pourraient révéler l’un ou l’autre inédit qui mériterai qu’on y intéresse un éditeur… Qui sait?

Voici la retranscription de l’article paru dans Le Soir daté du lundi 27 janvier 1986

Jean Jauniaux

Stéphane Jourat et Philippe Roberts-Jones: amis de jeunesse, dont 2024 est l’année du centenaire de la naissance.

Stéphane Jourat, alias Avril, alias Revest, alias Stork : le Bruxellois aux 186 romans

Non, Christopher Stork n’est pas un professeur de physique nucléaire au M.I.T qui se distrait en écrivant des romans de science-fiction. C’est lui. Non, Marc Revest n’est pas un ancien du S.D.E.C. qui lâche le morceau sur ses souvenirs de la C.I.A et du K.G.B en « imaginant » les aventures de M. Kern. C’est lui aussi. Non, Marc Avril, si disert sur les affaires qu’il règle aux quatre coins du monde au service du plus offrant, ne s’appelle pas Marc Avril. C’est encore lui. Lui, c’est-à-dire Stéphane Jourat, 60 ans, ancien journaliste, ex-Prix Rossel (1958), né à Liège et résidant actuellement à Uccle, après avoir vécu près de vingt ans à Paris et un bon nombre d’années à Rome.

Le roman qui valut à Stéphane Jourat le Prix Rossel (en 1958)

   Il a élu domicile dans une petite maison, place Guy d’Arezzo. De son bureau, au troisième étage, il n’a vue que sur les frondaisons qui lui font face, du moins à la belle saison. Cette perspective est propice aux vagabondages imaginaires, puisque c’est là que, bon an mal an, il compose une dizaine de romans qui paraissent dans les diverses séries qu’il publie au Fleuve Noir. Car Stéphane Jourat est l’un des principaux fournisseurs de cette collection qui met l’action, l’aventure, l’espionnage, l’angoisse, l’anticipation dans la poche. Dans cette abondante production, les livres que signe Jourat de l’un ou l’autre de ses pseudonymes se distinguent, tous les connaisseurs en conviendront, par un « quelque chose en plus » qui est de l’ordre du style, de l’élégance de l’expression, d’une certaine joie d’affabuler qui plonge le lecteur dans une ébriété toute contagieuse…

   Ce style correspond bien à l’homme d’ailleurs. Affable, accueillant, souriant, il est le premier étonné que l’on vienne l’interroger sur son travail. Pour ceux qui aiment Sarraute ou Claude Simon, nous ne faisons pas vraiment de la littérature. On nous relègue au fond du panier…, dit-il sans prendre apparemment la chose au tragique. Qui désigne-t-il d’ailleurs, avec ce « nous » ? Ses confrères marchands d’évasion ou les multiples auteurs qu’il incarne à lui seul ? « Oh, je n’ai gardé que trois pseudonymes, deux pour l’espionnage et un pour la science-fiction, mais j’en ai eu au moins seize ou dix-sept dans ma carrière. J’ai un faible pour les romans de cape et d’épée que j’écrivais sous le nom de Michel Saint-Loup, j’ai fait du policier sous celui de Jérôme Belleau. Je ne me souviens pas de tous, d’ailleurs … »

Chez Françoise et Philippe Roberts-Jones: fêter le 200e roman!

   Stéphane Jourat s’est toujours voulu écrivain. C’est avec cette intention qu’il est monté à Paris, en 1945, il avait vingt ans. Pas commode, de se frayer une voie sur les chemins de la renommée dans la Ville-Lumière, à cette époque : il en tirera, dix ans plus tard, sous son vrai nom, un roman paru chez Julliard, Les Sentiers battus. Jourat se replie sur Bruxelles au bout de deux ans. Il entre au journal La Lanterne. Comme le besoin s’y fait sentir d’un représentant à Paris, on l’y renvoie comme correspondant permanent. Il y restera plus de quinze ans.

 Journaliste avant tout

    J’ai adoré ce métier de journaliste. Il a été ma grande école de romancier, d’ailleurs. D’abord, je puise souvent dans les souvenirs des reportages que j’ai faits, en Afrique, aux U.S.A ou ailleurs. Et puis j’en ai gardé le goût de la documentation préalable. Je prépare davantage mes romans comme un journaliste que comme un romancier. J’essaie de faire en sorte que la partie de fiction pure ait un soubassement qui soit le plus solide, le plus costaud possible.

    Mais à l’époque, dans les années cinquante, Stéphane Jourat envisageait encore une œuvre littéraire classique, et se trouva d’ailleurs encouragé dans cette voie par le prix Rossel qui lui fut attribué pour son roman Entends, ma chère, entends, qui racontait une liaison de deux points de vue : celui de l’homme qui vient d’être quitté, celui de la femme qui explique pourquoi elle est partie. Après mon prix, j’ai cessé d’écrire pendant des années. Pas parce qu’il avait stérilisé mon inspiration, mais parce que je me suis rendu compte que la littérature et le journalisme se gênaient l’un l’autre. Pour écrire mon roman, il avait fallu que je me lève tous les jours à quatre heures du matin pendant un an. Pour un couche-tard comme moi, ce n’était guère commode. Il me semblait que la littérature était une chose trop importante pour la pratiquer en écrivain du dimanche ou, dans mon cas, de l’aube, si vous voulez. Pour que je me remette au roman, il a fallu que des circonstances m’y poussent…

« Qu’il s’agisse d’un Kern, d’un Avril ou d’une anticipation, les romans s’écrivent au rythme d’une dizaine de feuillets par jour, parfois plus, quand l’inspiration est féconde, parfois moins, quand le cœur n’y est pas. » (J.D.D.)

    Un copain, qui écrivait des romans d’angoisse pour le Fleuve Noir, se trouve un jour dans l’impossibilité d’honorer sa commande. Il appelle Jourat au secours, qui accepte de prendre sa place, après avoir lu trois, quatre exemples du genre. En dix jours et quelques nuits, il avait dépanné le confrère qui reconnut qu’il n’avait jamais fait mieux ! Jourat, lui, s’aperçut qu’il avait gagné, en dix jours, plus du double de son salaire mensuel de journaliste : il était dans l’engrenage qui fera de lui l’un des plus prolifiques romanciers « populaires » de langue française : Je dois approcher des deux cents titres à ce jour, toutes catégories confondues. Pour être précis, le roman auquel je travaille actuellement est mon 186e. N’essayez pas de les retrouver sur les rayons de ma bibliothèque : ce que vous voyez-là ne représente qu’un tiers tout au plus…

    Il aura, une seule fois, la tentation de réécrire sous son vrai nom. Et cela donnera un roman de politique-fiction, Le Dernier Soleil, qui racontait par le menu la troisième guerre mondiale et ses conséquences. Le livre avait été accepté avec enthousiasme par Michel Tournier, qui était directeur littéraire chez Plon à l’époque. Tous ceux qui avaient lu l’ouvrage sur manuscrit l’avaient trouvé formidable. Le Nouvel Observateur envisageait de donner des bonnes feuilles. Et puis il a paru, on était en avril 1968, personne n’en a dit un mot. Exit Stéphane Jourat…

    La plus fournie des sagas à laquelle notre auteur s’est attelé est celle des aventures de M. Kern, agent de la C.I.A. : une septantaine de volumes ont paru à ce jour. Il faut que je précise que les Kern, nous les écrivons à deux. Le personnage est né de la rencontre avec un autre auteur du Fleuve Noir, très versé dans les questions de renseignement. Nous avons commencé par en faire quelques-uns ensemble, ce qui était bien agréable. Nous nous réunissions soit à Paris, soit à Besançon, où habitait mon partenaire. Et puis il est allé vivre en Espagne, moi en Italie, ce qui a rendu l’écriture en tandem plus difficile. Maintenant, nous écrivons les Kern en alternance, et fort peu de gens se sont aperçus que deux scripteurs se dissimulaient sous le nom de Marc Revest…

    Marc Avril, lui, n’appartient qu’à Jourat. Il l’a d’ailleurs créé pour se distraire un peu de Kern. Je le trouvais trop coincé dans les éternels affrontements C.I.A. – K.G.B. J’ai eu besoin de prendre un peu l’air, et j’ai imaginé Avril, qui est beaucoup plus difficile à situer. C’est un agent libre, parfaitement dénué de scrupules, qui travaille pour ceux qui le paient, à condition toutefois que l’argent qu’on lui offre ne sente pas trop mauvais. On m’interroge parfois sur la plausibilité d’un personnage pareil. Quand je l’ai inventé, les agents libres n’étaient pas si fréquents, mais depuis il s’est créé une douzaine d’agences libres de par le monde, qui fonctionnent comme des sortes de polices privées. Ce qui me plaît surtout dans les « Avril », c’est qu’ils sont écrits à la première personne, ce qui me permet un certain bagout, d’utiliser l’argot, ça me divertit beaucoup.

Huit à douze romans par an

   Qu’il s’agisse d’un Kern, d’un Avril ou d’une anticipation, les romans s’écrivent au rythme d’une dizaine de feuillets par jour, parfois plus, quand l’inspiration est féconde, parfois moins, quand le cœur n’y est pas. L’idéal serait d’écrire un chapitre par jour, mais il est arrivé souvent que l’auteur se mette dans une situation inextricable dont seuls les conseils de la nuit peuvent l’aider à s’extirper. C’est pour cela que je me méfie des plans, je dois me ménager la liberté de me surprendre moi-même. C’est la raison pour laquelle je me donne des canevas « flexibles » pour employer un mot très à la mode en France en ce moment. Les heures propices de la journée pour courtiser la fée du logis se situent entre dix et midi le matin, entre trois et six l’après-midi. A ce rythme, Jourat fournit entre huit et douze romans par an à son éditeur. L’an passé, j’ai même battu mon propre record : j’en ai fait quatorze ! Cette année sera moins productive, parce qu’on a décidé, en haut lieu, de réduire le nombre de titres nouveaux, l’espionnage étant en régression dans la faveur du public. L’anticipation, par contre, se maintient très bien.

    La S.-F., Jourat y est venu plus tard, encouragé par un des animateurs du Fleuve Noir. Lecteur fanatique du genre, il ne s’y était jamais attaqué. Il a relevé le défi, et cela a donné le premier Christopher Stork, L’Ordre établi, qui envisage que sur une planète Terre dévastée par un conflit cataclysmique, l’ordre des médecins prend le pouvoir absolu. Ses sujets, Revest–Avril-Storck, les glane un peu partout. Il arrive qu’il parte tout simplement d’un titre. Ainsi La Quatrième Personne du pluriel a d’abord été une formule insolite qui s’est mise à le hanter, il a fallu qu’il échafaude une histoire pour la justifier.

Tous les « Marc Avril » sont de la plume de Stéphane Jourat

    Avril et le pigeon blanc a aussi une source révélatrice. Je tombe un jour sur un entrefilet du Monde, dix lignes qui disaient qu’on avait trouvé, sur la terrasse d’une villa de Neuilly, un pigeon blanc tué par balle. Il portait à la patte une bague contenant des microfilms sur lesquels figuraient des caractères hébraïques. J’ai classé cette coupure dans une farde où je conserve des idées qui pourraient me servir un jour ou l’autre. Pendant deux ans, je suis régulièrement retombé sur cet entrefilet sans trop savoir ce que j’en ferai. Et puis, après avoir lu une étude sur les services secrets israéliens, tout s’est enclenché…C’est un exemple entre mille de la manière dont je fonctionne…

Evangile futuriste

    Stork, lui, s’amuse fréquemment à glisser de la mythologie dans l’anticipation. Il rafraîchit le mythe de Pandore dans La Machine maîtresse, remet Babel au goût du jour dans Babel Bluff, il lui est même arrivé de réécrire les Evangiles. Dans Le Bon Larron, qui devait être un « space opera » comme un autre, je fais voyager un truand du futur dans le temps, et par une de ces bascules chronologiques dont le genre abonde, il se retrouve à Jérusalem le jour du Calvaire. Le martyre du Christ le bouleverse, il veut lui éviter la crucifixion, mais se fait arrêter et mettre en croix lui aussi. Et c’est vers lui que le Christ se tournera, le désignant comme le bon larron. Cette idée m’est venue en cours d’écriture, irrésistiblement. J’ai été enfant de chœur, cela doit avoir laissé des traces

    L’anticipation comme il la conçoit laisse Stéphane Jourat plus libre d’affabuler que l’espionnage, mais il ne sait pas si c’est un réel atout. Dans l’espionnage, on est tenu par le réel, par les circonstances politiques. L’anticipation, c’est la grande liberté, avec tout ce que cela comporte d’ indéterminé, de surprises possibles. C’est plus difficile, finalement, et plus perturbant. Et puis, il y a des sujets qui peuvent donner du fil à retordre. Je travaille actuellement à un roman sur l’intelligence artificielle. C’est abominablement ardu à écrire. La science m’a toujours intéressé, mais je n’ai aucune formation spécifique. Et comme j’ai gardé de mon métier de journaliste le principe de ne rien avancer qui ne soit limpide aux yeux de mon lecteur, je ne vous cacherai pas que je patauge…

    Quand le roman aura paru, il fournira deux heures d’évasion à des milliers de lecteurs qui, le livre fermé, l’oublieront sur la tablette du compartiment de train, ou dans la salle d’attente où ils en auront achevé la lecture, sans savoir que leur plaisir, ils le doivent à un charmant enchanteur qui, place Guy d’ Arezzo, à Bruxelles, cherche l’inspiration dans l’arbre qu’il voit par-dessus sa machine à écrire…            JACQUES DE DECKER. (Le Soir 27 janvier 1986)