« Milan Kundera, écrire quelle drôle d’idée », un « manteau d’Arlequin » littéraire et biographique de l’auteur tchèque par Florence Noiville (Gallimard)

Critique littéraire au journal Le Monde, Florence Noiville propose régulièrement de découvrir des écrivains à travers des entretiens qu’elle raconte dans les récits qu’elle en fait. Certains de ces portraits ont été réunis dans un recueil Écrire c’est comme l’amour (Autrement, 2016) – interview disponible sur le site – ou So British (Gallimard, 2013) Son interview à propos de ce livre est toujours accessible sur le site de « L’ivresse des livres » On la connaît aussi pour les biographies qu’elle a consacré à Isaac B. Singer (Stock, 2003) ou (avec sa fille Mathilde Hirsch) à Nina Simone (Tallandier, 2019). Noiville est aussi romancière à qui on doit La donation (Stock 2007), L’illusion délirante d’être aimé (Stock 2015) et on se souvient de L’attachement à propos duquel elle avait accordé une interview à « L’ivresse des livres »

Dans son dernier livre en date, Milan Kundera « Ecrire quelle drôle d’idée », elle relève ce singulier défi de consacrer un ouvrage à un des écrivains qui a le plus fermement prétendu détester toute biographie. L' »oeuvre » seule compte. C’est d’ailleurs sous ce singulier que sont réunies en deux volumes de la Pléiade, l’ensemble des écrits de Milan Kundera. L’auteur tchèque s’est d’ailleurs littéralement retiré du monde au début des années 80, laissant à « la texture du roman » le soin de dévoiler sa vie ou ce qu’il est loisible d’en connaître. Comme l’écrit si justement Noiville, reprenant la métaphore célèbre, ses livres sont comme des maisons: « Sa vie a infusé dans ses pages. Il suffit de s(y) promener pour le retrouver. Lui, ou des bribes de lui éparpillées dans les héros qui le ressemblent. Il se tient dans chaque pièce. Comme tous les bons maçons, il a mélangé les briques. Celles venant de chez lui et celles venant d’ailleurs. C’est ce bâti qui est si inspirant. »

C’est aussi cela qui fait l’originalité de cette « biographie » littéraire, assemblant avec brio et tendresse bribes, briques , confettis, fragments de vie et d’oeuvre. A la manière d’un « carnet de voyage » le livre offre une stimulante invitation, amicale et complice, à (re)découvrir les livres et L’art du roman , mêlant les genres, les styles, les sources, l’iconographie . Le livre se déploie à la manière de retrouvailles complices entre amis: on évoque des souvenirs, la chronologie n’a pas lieu d’être respectée, quelques photographies sont autant de bifurcations vers tel ou tel événement, telle ou telle rencontre. Ainsi, au gré de l’amitié de la journaliste et de l’écrivain, va-t-on d’une pièce à l’autre de sa « maison ». On y retrouve les amis, les maîtres, les parents, l’Histoire aussi de cette « mittelEuropa » où tant de créativité, dans tous les domaines, s’est déployée. Ainsi Kundera admire-t-il cette « pléiade de grands romanciers centre européens » que sont Musil, Broch, Gombrowicz et, bien sûr , Kafka. Mais aussi les peintres, les musiciens de cette époque sillonnée par les génies.

Il y a aussi les témoignages que la journaliste va recueillir auprès des amis, lors de voyages à Terezin, Brno, auprès des historiens (que savait-on du « Coup de Prague » ? de la réalité soviétique? ). C’est aussi un livre anthologie qui donne à lire des extraits de l’oeuvre, comme autant de fenêtres de lumière, qui éveillent l’irrépressible envie de (re) lire les livres dont ils sont issus. Il y a enfin des témoignages de l’accueil réservé aux livres de Kundera à leur parution. La lumineuse et enthousiaste analyse d’un Claude Roy souligne dès 1963 à la sortie en français de Risibles amours, « l’élégance désinvolte, l’esprit d’observation, et le sentiment de la tendresse ». Il faudrait aussi bien sûr évoquer ici le glaçant coup de Prague, les espoirs déçus du Printemps de Prague, la censure, les vexations, la surveillance par les services de « sécurité », l’exil du couple Kundera, les trafics de manuscrits entre Prague et Paris par le biais de Claude Gallimard…

Il n’est pas lieu ici de parcourir les épisodes de l’oeuvre ou de la vie de l’écrivain tchèque, mais plutôt de mettre en évidence la construction « kundérienne » de cet essai hors-norme dont l’autrice, en toute fin de volume fait le point sur le projet qu’elle en a eu et qu’elle a magnifiquement mené à bien. Dans un des « carnets de notes » qui jalonnent l’ouvrage, elle retombe sur celles prises au moment de concevoir le livre. « Une liste en onze points » de ce qui allait devenir le volume hors-série à la couverture rouge ornée du dessin le plus emblématique de Kundera: un visage dont un des yeux est tenu à distance dans la main du personnage.

Florence Noiville, dans la première des onze « notes » identifie le cheminement que nous sommes en train d’achever : « une promenade littéraire dans l’oeuvre ». Dans l’oeuvre, donc dans la vie de l’écrivain dont l’amitié partagée est si fervente. C’est de ce « programme » , de cette structure qu’il faut partir pour se rendre compte au bout de ces 300 pages de la réussite de cette manière de raconter l’homme, l’artiste et l’oeuvre mais aussi l’époque et la géographie où ils se sont inscrits: la Mittel Ruropa, le XXe siècle. De tout ce qui a constitué cette Histoire, dont nous sommes les contemporains ou les héritiers, Florence Noiville se donne pour mission de les raconter en entrelaçant avec une allégresse aussi efficace que stimulante les sources les plus diverses: les archives (notamment du journal Le Monde des articles contemporains de la publication des romans de Kundera, articles signés Bertrand Poirot Delpech, Claude Roy ), ses « carnets de voyage » qu’elle tient tout au long de sa pérégrination kundérienne, les souvenirs des rencontres avec Vera et Milan Kundera, l’amitié qui lie le couple d’écrivains à Florence Noiville et à son mari Martin Hirsch (dont la famille est originaire de Moldavie),des extraits des romans et essais de Kundera, des anecdotes. Noiville est journaliste et critique littéraire, deux qualités dont elle témoigne dans le souci de relire l’oeuvre, d’y revenir régulièrement pour célébrer , avec Kundera, la littérature comme « instrument de connaissance de l’homme », un instrument qui ne fuit pas la complexité, qui refuse le jugement (« un roman n’est pas un lieu où l’on juge, écrit Florence Noiville. C’est un corps vivant qui entend, voit, doute, imagine , se contredit et force le lecteur à faire de même. »

En évoquant l' »archiroman », qui désigne pour Kundera « le recours à tous les genres littéraires dans la fabrication de sa prose », il semble avoir glissé à l’oreille de l’essayiste une manière de procéder pour venir à bout de son entreprise de « portrait littéraire » de l’écrivain. En effet, Noiville fait feu de tous bois: le journal, la citation, le souvenir, le dialogue, la « fable » et la métaphore sont autant de formulations des étapes de son voyage dans l’oeuvre, constitué de chapitres courts, allant d’une époque à l’autre, d’une complicité à l’autre.

Une fois le livre refermé, le lecteur se rend compte que c’est la lecture d’ une « archi-biographie » kundérienne qu’il achève avec ces instants poignants qui concluent le livre: Kundera peut, grâce à un enregistrement que lui fait entendre Martin Hirsch sur un téléphone portable dans la chambre où le vieil écrivain devenu aphasique, écouter une petite pièce poor piano que Milan a composé à 14 ans. Mais aussi, cette image bouleversante de Kundera entreprenant de déchirer tous les lvres de sa bibliothèque. Le seul qui résiste? L’homme révolté de Camus.

Lisez ce livre-bibliothèque dont un des objets est de dénoncer « la fin du besoin d’art » qui désespérait Kundera. Un moyen d’y parvenir? Lre et relire l’oeuvre de Milan Kundera. C’est à cela que nous invite ici, à chaque ligne, à chaque photographie, à chacune des époques de cette oeuvre-vie qu’est celle d’un des plus grands écrivains du siècle. La onzième consigne que se donnait Florence Noiville dans le projet de ce livre est: « Donner envie de le RELIRE, le RELIRE, le RELIRE et dire le choc (l’intelligence pure qui vous percute) chaque fois que vous rouvrez un de ses ouvrages. »

Grâce à ce livre essentiel, nous faisons nôtres ces deux convictions, dont on pourrait intervertir les auteurs:

Un roman n’est pas un lieu où l’on juge. C’est un corps vivant qui entend, voit, doute, imagine, se contredit et force le lecteur à faire de même.(Florence Noiville)

La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout. (Milan Kundera)

Jean Jauniaux, le 30 juin 2023

Nous mettrons en ligne prochainement l’enregistrement d’un entretien avec Florence Noiville

Sur le site de Gallimard

Milan Kundera «Écrire, quelle drôle d’idée !»

Hors série Littérature, Gallimard

Parution : 01-06-2023

« Je me dis souvent que j’ai eu de la chance de connaître Milan pas trop jeune. Dans le dernier tiers de sa vie. Il avait déjà fait vœu de silence médiatique. À l’apogée de la maturité et de la liberté, il s’est mis à ressembler de plus en plus au vieil homme de La vie est ailleurs. Ce vieux savant qui observe en silence des jeunes gens “tapageurs”. » Une amitié ancienne lie Florence Noiville et son mari, « le garçon de Jablonec », à Milan Kundera et son épouse Vera. Saisies au vol comme le souvenir éclos d’une sensation, des scènes de complicité malicieuse – déjeuners au Touquet, visites à leur appartement, rencontres au café, « insoutenable nostalgie d’un insignifiant bavardage dans une auberge » – dessinent avec sensibilité et tendresse l’œuvre (vécue) et la vie (romanesque) de Milan Kundera. Jamais une œuvre n’aura autant dit de son auteur.
Des fragments de textes et de conversations, des souvenirs, un carnet de voyage en Bohême et de nombreuses photos sont ici rassemblés dans un seul but : donner envie de (re)découvrir l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Ce maître de l’ironie et de la désillusion qui n’a cessé de nous montrer de quelles plaisanteries nous nourrissons nos rêves et nos mensonges.