Cette période de confinement, – finissante heureusement au moment d’écrire cette recension -, a mis en évidence le manque abyssal que créait la fermeture des lieux de spectacle vivant et en particulier des théâtres. Beaucoup ont alors pris conscience de la fonction singulière et indispensable de la représentation théâtrale, du partage public de l’émotion engendrée par la mise en scène, les éclairage, le jeu de comédiens et, bien sûr, le texte à travers lequel ils incarnent situation et personnages.
Le Théâtre de La Valette offre une stimulante occasion de vérifier ces assertions en nous donnant à voir Les larmes de Nietzsche dans une adaptation et une mise en scène de Michel Wright, qui nous en fait ici le « pitch »:
» Nietzche, sur les recommandations de son « amie » Lou Andréas Salomé, se présente chez le Dr Breuer – mentor du jeune Sigmund Freud et fondateur de la psychanalyse moderne – pour des migraines et d’autres troubles physiques. Breuer, en complicité avec le son jeune étudiant Freud, souhaiterait « psychanalyser » le philosophe dont il a lu les œuvres, mais Nietzche refuse. S’élabore ensuite un dialogue où le spectateur ne distingue plus le psychanalyste du philosophe. Une partie d’échec passionnante entre le savant et le poète. Une pièce sur le sens de la vie, sur l’amitié et sur l’aveu. »
Adapté du roman Quand Nietzche a pleuré de Irvin Yalom , la pièce met en scène la rencontre (imaginaire) du philosophe Nietzsche et du Docteur Josef Breuer, à l’instigation de l’amie de ce dernier Lou Andréa-Salomé. Si les noms du philosophe et de la femme de lettres sont familiers du public, il n’en va pas de même de celui de Josef Breuer qui fut pourtant le mentor de Sigmund Freud, quatrième personnage de la pièce (avec Mathilde, l’épouse de Breuer qui complète la distribution).
La mise en scène, dans un habile dispositif scénique adapté idéalement au potentiel de la scène de La Valette, permet à chacun des comédiens de donner la pleine mesure de chacun des personnages qu’ils incarnent. Isabelle Roelandt trouve le ton juste, sensible et profond pour donner corps à l’épouse délaissée par un mari tout entier voué à son art de (tenter de) guérir. Giulo Greco nous donne à voir Sigmund Freud en disciple jeune et passionné des thèse de la psychanalyse dont les épisodes que raconte la pièce, sont les prémisses. Et puis, il y a magnifiques de justesse, de sensibilité et d’humanité, Marc De Roy et Jean-Philippe Altenloh qui, littéralement, portent l’oeuvre de bout en bout, laissant un public aussi bouleversé qu’ enthousiaste après une performance dont personne ne se rend compte qu’elle nous a enchanté pendant plus d’une heure et demie.
Marc De Roy, incarne la figure connue et intimidante de Nietzsche. Il réussit la performance de lui restituer, comme dans le roman de Yalom, toute la proximité, l’humanité, la fragilité et la complexité du philosophe-poète , humain trop humain… Quant à Jean-Philippe Altenloh, il donne au personnage de Josef Breuer l’envergure vertigineuse de celui qui fut à l’origine de la psychanalyse. Les larmes de Nietzsche, se situent à la genèse de cette découverte majeure de la médecine et de la psychiatrie. Breuer propose à Nietzsche d’expérimenter avec lui cette thérapie nouvelle dont le fondement sera l’échange de la parole libérée dans la confiance de l’amitié naissante entre les deux hommes. Le témoin de cette avancée progressive de l’affection réciproque entre les deux hommes sera Sigmund Freud, personnage charnière permettant à Breuer d’évaluer la dimension vertigineuse de cette thérapie qui s’invente et s’expérimente.
Une force dramatique ininterrompue traverse la pièce de part en part, faisant de ces échanges une mise en lumière fervente des vertiges qui accablent le poète-philosophe et que recueille avec une indéfectible humanité le médecin. A l’époque où se déroule la pièce (1882-1883), avant l’écriture de Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’interrogeait sur le destin de l’humanité, alors qu’il était confronté à l’amour fou que lui inspirait Lou Andréa-Salomé: « Qu’est-ce que l’humanité ? Nous le savons à peine : un degré dans un ensemble, une période dans un devenir, une production arbitraire de Dieu ? L’homme est-il autre chose qu’une pierre évoluée à travers les modes intermédiaires des flores et des faunes ? Est-il dès à présent un être achevé ? que lui réserve l’histoire ? ce devenir éternel n’aura-t-il pas de fin ? […] Se risquer, sans guide ni compas, dans l’océan du doute, c’est perte et folie pour un jeune cerveau ; la plupart sont brisés par l’orage, petit est le nombre de ceux qui découvrent des régions nouvelles… »
Les larmes de Nietzsche c’est un véritable « thriller psychologique », le plus habile instrument pour, au-delà de l’émotion, donner sa place à l’empathie qui permet de comprendre sans juger, d’ouvrir à la différence, à la tolérance, à la liberté?
La brochure d’accompagnement de la pièce décrit cette lumière singulière que nous procure la pièce. « Le texte ouvre à la réflexion sur le sens d’une vie, sur la douleur morale, sur la violence du sentiment amoureux, sur la valeur de l’amitié libératrice permettant l’aveu. Le tout dans un scénario tout à fait original dans le labyrinthe duquel on ne sait plus qui est le psychiatre ou qui est le philosophe. La trame de fond en est cette époque terrible de la Vienne fasciste, de l’antisémitisme et de la montée des extrêmes. Une pièce philosophique à la manière d’un Camus, où le texte prend toute son envergure. »
Le biographe de Camus, Roger Grenier, écrivait : « On n’en finit pas de trouver Nietzsche au détour de l’œuvre de Camus« . Ainsi, cette réplique de Nietzsche dans la pièce, ne nous dit-elle pas cette proximité: » Ce qui est immortel c’est la vie ! C’est cet instant ! Il n’y a pas d’au-delà ! Il n’y a pas de but vers lequel tendrait la vie ! Ni de Jugement Dernier, ni d’Apocalypse ! Seul l’instant présent existe. Et il existe pour l’éternité ! Cette vie est votre vie éternelle. »
Ne manquez pas de prendre la route d’Ittre, et de franchir les portes du Théâtre de La Valette. Vous y attendent (du 10 au 27 février et du 10 au 13 mars seulement!) ces émotions de l’âme et de l’intelligence que Victor Hugo évoquait de façon fulgurante: » Une pièce de théâtre, c’est quelqu’un. C’est une voix qui parle, c’est un esprit qui éclaire, c’est une conscience qui avertit. »
Jean Jauniaux, le 12 février 2022
Sur le site du Théâtre de La Valette
» Si Nietzsche avait été soigné par le Dr Breuer, mentor du jeune Freud, la philosophie allemande serait-elle différente ? Cette rencontre improbable nous plonge dans une vertigineuse analyse, où l’on ne sait plus qui soigne qui. Le talentueux psychiatre et le philosophe, encore méconnu, s’engagent dans une machiavélique partie d’échecs. D’après l’époustouflant roman « Nietzsche a pleuré », le texte profond, drôle et subtil dévoile le sens d’une vie et l’amitié naissante entre les deux géants. »
11, Rue Basse – 1460 Ittre
info@theatrelavalette.be
0473/29 17 09
Distribution: Jean Philippe Altenloh (Docteur Breuer) Marc De Roy (Nietzsche) Isabelle Roelandt (Mathilde) Giulio Greco (Sigmund Freud) Mise en scène et adaptation: Michel Wright