Le « Don Quichotte » de Paul Emond: à lire (et voir) toutes affaires cessantes!

Don Quichotte avant la nuit de Paul Emond (Editions Lansman)

A l’instar des grands personnages de la littérature classique, Don Quichotte et son écuyer Sancho sont connus de chacun. S’il fallait revenir à l’œuvre originale, et n’en lire qu’un chapitre, le plus bouleversant du roman de Cervantès est sans conteste le dernier, celui oú au terme du second livre le romancier espagnol  nous raconte la mort de son héros. C’est là une des scènes les plus bouleversantes de la littérature : le personnage s’interroge sur ce qu’a été ce destin singulier dont le lecteur vient de lire les péripéties hallucinées et dont il garde en mémoire les épisodes les plus spectaculaires (le combat contre les moulins pour ne citer que le plus emblématique) ou les personnages devenus archétypes (Sancho et Dulcinée).

Nous avons interviewé Paul Emond au lendemain de la « première » de la pièce.Cette interview est en ligne sur la chaîne youtube de « L’ivresse des livres »

Comme toutes les œuvres immortelles, le Don Quichotte de Cervantès a fait l’objet de multiples adaptations. (Un mémoire de fin d’études de l’Université de Mons en avait répertorié un millier. C’était en 1974, il y a près d’un demi siècle!) Que ce soit au cinéma, au théâtre, à l’opéra le roman a été décliné en de multiples versions depuis la publication du premier livre des aventures de Don Quichotte, en 1605. Au début du second livre (paru dix ans après le premier) de ses aventures, c’est d’ailleurs ce qui intrigue le preux chevalier, revenu au village de Toboso : « Don Quichotte était resté fort pensif en attendant le bachelier Carrasco, duquel il espérait recevoir de ses propres nouvelles, mises en livres, comme avait dit Sancho. Il ne pouvait se persuader qu’une telle histoire fut déjà faite, puisque la lame de son épée fumait encore du sang des ennemis qu’il avait tués. Comment avait-on si tôt pu imprimer et répandre ses hautes prouesses de chevalerie ? » (Don Quichotte, Livre second, Première partie, Chapitre troisième, traduction de Louis Viardot). Cervantès prête même à ses personnages des propos critiques à l’égard de la qualité de ces livres bien moins inspirés que le sien propre. Ainsi, le bachelier Samson, le plus lettré des personnages, s’exclame-t-il : « (…) Aucuns disent, parmi ceux qui ont lu l’histoire, qu’ils auraient été bien aises que ces auteurs eussent oublié quelques uns des coups de bâton en nombre infini que reçut en diverses rencontres le seigneur don Quichotte » (Idem)

Paul Emond s’inscrit dans un tout autre sillage. On lui doit avec Don Quichotte avant la nuit ,  une adaptation bouleversante de sensibilité et d’humanité. Dramaturge habitué à se confronter aux grands romans de la littérature classique (on lui doit notamment une brillante version théâtrale de Madame Bovary qui sera bientôt jouée à nouveau à Bruxelles), Paul Emond a ce génie singulier de s’aventurer dans le roman de Cervantès à partir de l’épisode le plus poignant de la vie romanesque d’Alonso Quijana : son agonie. Ces moments où s’affrontent une dernière fois les démons imaginaires, les rêves inaboutis, les espoirs, l’amour des proches, le dévouement des soignants, les regrets, les remords, ces instants de fin de vie sont mis en scène dans l’adaptation de Paul Emond (et la mise en scène d’Alan Bourgeois à l’Atelier Théâtre Jean Vilar où nous avons assisté à la première de la pièce) en nous saisissant littéralement au cœur.

Comme dans le roman,  l’éclat de rire alterne avec l’étreinte de ce trépas auquel nous assistons, les rêves délirants se confrontent à la réalité de la chambre d’hôpital où Sancho et Don Quichotte reçoivent des soins palliatifs (le « baume de passage ») que leur prodigue la « passeuse », une infirmière qui est aussi une enchanteresse et, dans l’imagination des deux compères, l’incarnation de Dulcinée du Toboso. En choisissant ces derniers instants avant le « passage », Paul Emond n’en néglige pas pour autant la dimension comique de ses personnages, cette fantaisie délirante dont l’écuyer autant que son maître sont les clowns. Car la folie est contagieuse. Comme dans le roman de Cervantès, le sage et raisonnable et raisonneur Sancho se laisse petit à petit gagner par les rêves qui hantent, jusqu’au dernier souffle, le Chevalier qu’il sert. Sancho en viendra à supplier « celui qui écrit sa vie », de lui permettre d’accompagner le chevalier jusqu’au delà du « pont » qui symbolise le passage vers l’au-delà. Il y a là, dans cette dernière scène de la pièce, un des instants les plus bouleversants du spectacle. Une fois accompli le passage du Chevalier dans l’au-delà, l’ultime transmission s’effectue par le biais de la « passeuse » : Sancho se voit adoubé chevalier, et invité à être « désormais digne du rang auquel < il accède> comme <il l’a> été de celui d’écuyer ». Dans le dispositif scénique imaginé par Alan Bourgeois, cette scène ultime illumine ce chemin de fin de vie auquel nous venons d’assister et nous donne à vivre une des plus émouvantes manifestations de l’amitié, cet intense sentiment fraternel qui s’est noué entre les deux êtres devenus indissociables au delà du décès de l’un d’eux. En situant dans leur fin de vie les derniers échanges entre le Chevalier à la triste figure et son écuyer, Paul Emond fait de l’infirmière une protagoniste à part entière des dernières fantasmagories des deux patients dont elle a la charge. Tout en entrant dans  le jeu de rôle des deux patients, elle leur prodigue le réconfort et l’écoute devenant ainsi une figure emblématique des soins dont nous avons été les témoins tout au long de la pandémie de Covid.

On ne peut en effet lire cette pièce – ou assister à sa représentation – en faisant fi de ce que nous avons vu ou vécu ces derniers mois. Chacun sera sollicité par le souvenir d’un parent, d’un ami, d’un proche dont la maladie ou la mort nous auront mis en présence de la réalité de l’hôpital. Et c’est une autre envergure de la pièce de Paul Emond : l’émotion et l’empathie sont ici consolation, par la grâce de l’écriture et de la représentation de cet « avant la nuit ».

Enfin, sans avoir l’ambition de pouvoir rendre compte de tout ce que cette pièce éveillera en chacun de ses lecteurs ou spectateurs, on ne peut négliger cette autre invention du dramaturge. Il donne place à Cervantès par le biais d’une étonnante supplication de Sancho, qui veut rejoindre son maître dans la mort : « Si quelqu’un est en train d’écrire ma vie, je veux qu’il écrive que je vais l’aider ! » Paul Emond réussit ainsi, en un raccourci saisissant, à donner un rôle au romancier d’Alcala de Henares dans une mise en abyme digne de l’écrivain espagnol !

La mise en scène d’Alan Bourgeois…

En ouverture du texte de la pièce publiée chez Lansman, nous lisons que cette « très libre variation sur Cervantès » est inspirée « d’une idée d’Alan Bourgeois ». Ce dernier a réalisé à l’Atelier du Théâtre Jean Vilar une mise en scène fulgurante de la pièce de Paul Emond, explorant toutes les richesses d’un texte à la dimension polysémique, développant avec autant de force et d’émotion les séquences guignolesques de la folie chevaleresque et celles, bouleversantes d’humanité, du dernier voyage. Dans un dispositif scénique idéal pour entrelacer la fantasmagorie des personnages et la réalité d’une chambre d’hôpital, Alan Bourgeois met en valeur chacune des nuances du texte remarquablement servi par le jeu des trois comédiens incarnant respectivement « la passeuse », Don Quichotte et Sancho. Une tonnelle de tulle translucide enveloppe le lit d’hôpital où reposent le chevalier et l’écuyer. Elle  servira d’écran pour des projections symbolisant ou représentant l’univers médical aussi bien que les délires du chevalier.  Cette scénographie visuelle qui symbolise les sas d’isolement des malades du Covid en quarantaine accentue la sensation d’enfermement dans laquelle les mourants mènent leur dernier combat, mettent en pièces leurs derniers démons (la scène des moulins à vent est une réussite à tous points de vue), déploient leurs derniers fantasmes.

Fabian Coomans, qui joue sur scène sa partition musicale, a inventé un espace sonore dont l’efficacité n’a d’égal que la virtuosité avec laquelle il accompagne chaque instant de la pièce dont il devient un authentique .

Quant aux comédiens, les qualificatifs manquent pour mettre en évidence la force, la subtilité et la sensibilité de leur jeu. 

Isabelle Renzetti donne à « la passeuse » cette humanité généreuse et complice indispensables pour accompagner les délires de ses deux patients, les partager avec empathie tout en les aidant à franchir les dernières étapes de la fin de vie. Elle réussit le tour de force d’être à la fois la Dame dont est fou le Chevalier et l’infirmière attentive et concrète (Dulcinée et Aldonza Lorenzo) et d’envelopper son personnage de cette dualité dont elle joue avec conviction.

Rachid Benbouchta compose un Sancho complexe et vibrant, dont il répercute chacune des facettes avec cette subtile distance à laquelle il doit se placer en regard de son compagnon de chambre et de la passeuse.  Il joue à merveille les différents registres que lui impose la figure tour à tour tendre, clownesque, roublarde et amicale de Sancho. 

Quant à Benoît Verhaert il relève avec un incontestable brio le défi que représente le rôle titre du Chevalier à la triste figure. Tout en n’utilisant pas la ressemblance physique avec (l’imagerie familière de) Quichotte (songeons à Chaliapine ou Brel), il réussit la gageure d’incarner la folie de l’hidalgo dans tous ses vertiges, mais aussi dans les fulgurances de la souffrance. Certaines scènes sont d’anthologie comme celle où il se fait armer chevalier et, debout sur son lit, revêtu d’un casque improvisé et d’une canne en guise d’épée, il se lance à l’assaut des ennemis de sa dame de coeur. Ainsi celle au cours de laquelle il combat le Chevalier au miroir.

C’est à un authentique bonheur de théâtre que nous invitent ici les producteurs de ce spectacle (outre l’Atelier Théâtre Jean Vilar, le spectacle est coproduit par le Théâtre de la Vie, Alternative culture et DC&J Création).

Si vous n’avez pas encore réservé vos places, faites-le toutes affaires cessantes. Ce spectacle est une occasion idéale de renouer avec le théâtre après des mois de privation!

Les représentations se donnent du 16/9 au 2/10 à l’Atelier du Théâtre Jean Vilar  

Jean Jauniaux, le 17 septembre 2021

Sur le site de l’Atelier du Théâtre Jean Vilar

« Don Quichotte avant la nuit » de Paul Emond dans une mise en scène Alan Bourgeois

Avec Rachid Benbouchta, Fabian Coomans, Isabelle Renzetti, Benoît Verhaert

  • Création
  • 16.09 > 02.10.2021
  • Studio 12
  • Durée : environ 1h30

Une réécriture scénique d’après l’œuvre de Cervantès.

Don Quichotte et Sancho se retrouvent dans une chambre d’hôpital et occupent leur temps en s’inventant un monde imaginaire, épique. Une vie pleine d’aventures où les lits deviennent des barques, où les murs blancs se transforment en hautes murailles d’un château renfermant une princesse prise au piège…Sur fond de musique live, ce spectacle va chercher à rendre romanesque, palpitant – et même drôle ! – leur dernier voyage. Car qui d’autre que « l’incomparable fleur de la chevalerie errante » pour transfigurer les moments ultimes de l’existence en une histoire épique et grandiose, digne de nous être contée ?