« Plaçons-nous un instant à la table de l’auteur, regardons-le en train de placer les mots, essayer de faire en sorte qu’ils soient audibles, qu’ils soient jouables. » (Paul Emond)
Voici un livre dont on se dit, en le découvrant, qu’on a toujours rêvé qu’ils paraisse un jour. Une fabrique de personnages est de ceux-là : livre de passion et de passage, il nous ouvre l’accès à l’énigme de la création littéraire théâtrale. Avec cinquante pièces de théâtres et adaptations pour la scène d’œuvres littéraires, Paul Emond – qui est aussi romancier, nouvelliste, essayiste, – nous ouvre ici les portes de son atelier, de sa « fabrique ». En onze chapitres, l’auteur nous fait le récit d’une passion, récit qu’il formule en intarissable raconteur d’histoires, dans un livre truffé de souvenirs personnels et traversé par une distribution éclatante de personnages hauts en couleur, dramaturges, comédiens, metteurs en scène, poètes écrivains qui ont croisé sa route.
Ainsi il fait revivre pour le lecteur, le souvenir des spectacles vivants, par nature éphémères, que plus personne ne verra. L’auteur du récit étant aussi celui des pièces qu’il évoque, il ne peut que « fabuler » à propos de leur mise en scène. En effet, comme le reconnaît Paul Emond, avec, on le devine, un plissement espiègle du regard, « c’est ouvrir un monde de rêve ou de fiction : vu de l’extérieur, rien ne sépare ce qui s’est vraiment passé de l’embellissement, de l’exagération, et bientôt de la fabulation dont le souvenir risque de s’enrober. » Il s’interroge aussi à propos de l’adaptation au théâtre des romans auxquels il s’est confronté, les siens mais aussi quelques monuments signés Flaubert, Cervantès, Kafka entre autres.
Le livre alterne une série de textes déjà parus (et remaniés par l’auteur pour cette publication) et de textes inédits qui, dans la deuxième partie de l’ouvrage, actualisent et complètent cette auto-bi-bliographie d’un des auteurs les plus inspirés et attachants de la francophonie : l’ensemble constitue une traversée exaltante et souriante de la création littéraire pour la scène, racontée par celui qui se fait narrateur de ce qu’il appelle les « tableaux intérieurs ».
Dans la première partie, s’agissant d’articles, de conférences ou de communications de circonstance, l’auteur prend son public à témoin, s’attarde sur telle ou telle anecdote survenue lors de « quelques grands moments de théâtre (…) avec leurs mémorables prestations, leurs images scéniques saisissantes ». Et cette proximité qu’il nous fait partager nourrit l’enchantement du lecteur, éveille telle ou telle lecture, tel ou tel spectacle. Pour certains nous en avons le souvenir pour avoir assisté à leurs représentations (Madame Bovary, Don Quichotte). Pour les autres, nous avons désormais l’irremplaçable témoignage d’un fabuliste inspiré qui réussit à créer – et, en même temps, escamoter – le regret de ne pas les avoir tous vus.
Les thématiques abordées par le dramaturge s’entrecroisent de chapitre en chapitre, se nourrissent l’une l’autre au fil d’un récit écrit de bout en bout à la première personne. Paul Emond se raconte au travail, interroge les sources de l’inspiration, explore les étapes du travail d’adaptation des grands classiques (« tout le bataillon de ces grands personnages auxquels j’ai prétendu par mes adaptations faire arpenter un plateau de théâtre »), admire infatigablement le travail de la mise en scène. Les comédiens, décorateurs, metteurs en scène, scénographes, tous les métiers du spectacle sont célébrés par Emond. L’auteur fait miel des anecdotes, des échanges, des souvenirs qu’il raconte avec l’art du romancier et du diariste, qui ne cache pas son bonheur et le partage d’une vocation née en 1986 avec une première pièce, Les pupilles du tigre, écrite à l’invitation de Philippe Sireuil.
C’est à une passionnante Master class que nous convie l’auteur de plus de cinquante pièces de théâtre comme en témoigne le titre d’un des chapitres : « De l’écriture théâtrale »: cette communication à l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique (disponible dans sa version initiale sur le site de l’Académie) aborde les lignes de force qui feront l’objet, au fil du récit, de développements et d’exemples. D’emblée, Paul Emond fixe les balises : « Passer de l’écriture du roman à celle du théâtre, c’est aborder un tout autre continent ». Quelles sont les spécificités de l’écriture théâtrales qui la distingue des autres genres littéraires (roman, essai, poésie), « ces trois genres où le texte est offert directement par l’auteur à son lecteur et où celui-ci, la plupart du temps, y adhère par une lecture silencieuse. » Tout est là. Et Paul Emond de développer cet argument initial au fil des chapitres, nous invitant à l’accompagner dans l’exploration de l’écriture pour le théâtre: « Plaçons-nous un instant à la table de l’auteur, regardons-le en train de placer les mots, essayer de faire en sorte qu’ils soient audibles, qu’ils soient jouables. ».
Master-class, dont se réjouiront tous les professionnels du théâtre, mais aussi le grand public, ce livre-ci aussi témoignage d’un adaptateur prolifique, revisitant avec passion les grands classiques. Au fil des chapitres le lecteur côtoiera (entre autres) Musset, les troupes de Molière et Shakespeare, Tchékhov, Strindberg, O’Neil et les Belges Maeterlinck et Willems… Et puis, il y a les romanciers ayant fait l’objet d’une adaptation : Flaubert (L’éducation sentimentale, Madame Bovary),Cervantès (Don Quichotte et Don Quichotte avant la nuit),Homère (L’odyssée) Kafka (Nous sommes tous des K), Vian (L’écume des jours), Queneau (Le journal intime de Sally Mara) Enfin, le livre est nourri des rencontres avec les femmes et hommes qui ont passé commande de pièces originales ou d’adaptations, mais surtout qui ont enchanté celui qui aujourd’hui nous invite à le suivre, comme un guide charmeur d’un fascinant théâtre des marionnettes qu’il « se prépare à décrocher des cintres où elles sont rangées ».
Et puis, il y a la jubilation dont chaque page est le miroir. Celle d’un auteur qui admire le travail des troupes de théâtre, des plus modestes aux plus notoires, celle d’un « passeur » des plus grands classiques dont il nous dit combien est passionnante leur lecture en vue d’une adaptation. Il questionne aussi l’art du théâtre, ses origines (En deux phrases, tout est dit : « Le théâtre commence lorsqu’un conteur se lève et se met à mimer les êtres dont il parle » L’art du conteur est celui-là même par lequel se transmet sous toutes ses formes la grande légende qui est la mémoire du monde. ») . Il évoque la genèse des pièces dont il est l’auteur, l’admiration qu’il porte aux personnages de Kafka (« ils n’ont d’existence que dans l’art du texte »), à explorer « la plongée dans les profondeurs de l’âme humaine » du roman Moby Dick, le bonheur espiègle d’écrire deux chansons inédites pour L’écume des jours. Et ce livre est aussi un livre des rencontres, comme avec la petite troupe de théâtre forain « La famille magnifique », pour laquelle Emond va écrire des pièces courtes d’où naîtront les séquences initiales de Histoire de l’homme et le personnage de Mordicus.
Pour donner l’envie de lire ce livre, peut-être suffirait-il d’évoquer quelques-unes des questions auxquelles il nous confronte :
– Pourquoi et comment adapter au théâtre un roman ? (Et l’auteur de se souvenir : « Aurais-je jamais lu avec la même intensité Les possédés de Dostoievski si un jour, au Rideau de Bruxelles, alors que j’étais encore collégien, je n’avais assisté à une représentation de l’adaptation d’Albert Camus ? « )- Comment naît une adaptation ? (« Ce que je sais aujourd’hui, pour le dire en une phrase, c’est que ce n’est pas la lettre mais l’esprit qui renvoie à l’univers de l’auteur et que ce qui importe d’abord c’est que le théâtre y trouve son compte. » – Comment se nouent les liens entre l’auteur et le metteur en scène ? – Comment composer un monologue ? Comment rythmer les dialogues ? Et tant d’autres qui viennent s’inviter au fil de la plume et des souvenirs.
Comment, enfin, mots et personnages mènent à la pièce ? s’interroge Emond: « il faut faire confiance à la mise en place progressive d’une cohérence secrète » …répond celui qui n’épuise pas le paradoxe entre sa » fascination pour le silence des tableaux et la parlerie incessante de ses personnages ».
C’est peut-être là le secret de son art…
Voici un livre dont on se dit, en le refermant, qu’il aurait dû compter au moins une dizaine de volumes tant on aimerait en prolonger la lecture…
Jean Jauniaux, le 29 octobre 2024
Au gré d’un entretien à bâtons rompus avec Paul Emond nous avons tenté d’esquisser quelques réponses… à voir sur la chaîne YouTube
Sur le site de l’éditeur Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique
À propos du livre
« Consacrer des pages à dire combien le théâtre a marqué votre vie d’écrivain, comment vos textes naissaient et se construisaient, comment ils arrivaient sur la scène, ce qui s’y passait alors, c’est presque ouvrir un monde de rêve ou de fiction : vu de l’extérieur, rien ne sépare ce qui s’est vraiment passé de l’embellissement, de l’exagération, et bientôt de la fabulation dont le souvenir risque de s’enrober. Cela s’est-il vraiment passé et tel qu’on l’a évoqué ? À me relire, ces quatre décennies m’apparaissent soudain, pour reprendre ce qu’en disait le grand metteur en scène Jean-Pierre Vincent, comme une parenthèse enchantée. Entrez vite, je vous prie. Le montreur de marionnettes se prépare à les décrocher des cintres où elles sont rangées… » – P. E.
À propos de l’auteur
Également romancier, Paul Emond est l’auteur d’une cinquantaine de pièces et d’adaptations théâtrales. Il met souvent en scène des palabreurs n’existant que par leur discours, des personnages en proie à leurs obsessions, parfois dans un climat d’irréalité ou d’onirisme. Son univers oscille entre le dérisoire et le tragique, le burlesque et le sérieux, une ambiguïté qui s’oppose aux certitudes et à la rigidité d’esprit. Il est membre depuis 2011 de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.