Voici un livre remarquable à deux titres au moins. En premier lieu, Ecrire-Traduire offre un espace privilégié à un florilège de réflexions, mais aussi de souvenirs, de Pierre Furlan sur sa double pratique de l’écriture et de la traduction. En second lieu, il organise cette exploration sensible et érudite d’un art, à partir de dialogues – menés par Frédérique Dolphijn qui dirige la collection Orbe – dont l’articulation se déclenche à partir de mots-clés proposés à l’auteur de La tentation américaine.
A ces deux éléments s’ajoute la parution simultanée du roman Les Carpates de l’écrivaine néo-zélandaise Janet Frame. Cette traduction inédite de Pierre Furlan aux Editions Esperluète, nous offre de découvrir en français ce livre couronné à sa sortie (1988) par le prestigieux Commonwealth Prize et de retrouver Janet Frame (dont, souvenons-nous, l’autobiographie a inspiré le film bouleversant de Jane Campion, Un ange à ma table). Une préface de Pierre Furlan, dans le prolongement du livre d’entretiens avec Frédérique Dolphijn, nous dresse un portrait de ce qui dans le destin de la romancière, a fait que « toute <son> existence s’est trouvée liée à l’écriture de manière indissoluble, organise. Au point même que l’écriture lui a littéralement sauvé la vie. Tout au long de son enfance dans une famille accablée de malheurs (…), elle a rêvé d’être poète et voué un amour indéfectible aux mots et à l’art d’écrire. »
La publication simultanée de ces deux ouvrages met en évidence, s’il en était encore besoin, l’entrelacement intime de la pratique de l’écriture et de la traduction. A cet égard, Pierre Furlan partage dans le dialogue qu’il noue avec Frédérique Dolphijn, une expérience exceptionnelle dont il apporte ici un stimulant et passionnant témoignage. Il mène de front une bibliographie comptant une dizaine de romans (dont le premier, L’invasion des nuages pâles est paru chez Actes Sud en 1988) et les traductions de romanciers américains et néo-zélandais hors norme (ne citons que Paul Auster, Russel Banks, ou John Mulgan – dont il a traduit, entre autres, Seul que l’on trouve également dans le catalogue des Editions Esperluète.
Pouvait-on trouver meilleur interlocuteur pour répondre aux questions sensibles de Frédérique Dolphijn, concernant ces deux déclinaisons solidaires de la création littéraire, la traduction et l’écriture?
Le livre consacré à Pierre Furlan est très représentatif de ce que peut permettre la démarche entreprise par la collection Orbe, créée et dirigée par Frédérique Dolphijn et Anne Leloup (directrice par ailleurs des éditions L’Esperluète). Voici comment elles présentent leur démarche :
La collection Orbe propose, sous forme de dialogues, des rencontres avec des auteur·e·s à propos de leur pratique d’écriture et de lecture. Il s’agit de mettre en lumière pour chaque auteur l’émergence d’un désir lié à l’écriture et à la lecture. L’enjeu de la rencontre sera de découvrir comment la conscience de leur processus je lis – j’écris – je suis lu fabrique leur pensée et modifie leur rapport au monde. C’est ce mécanisme que la collection Orbe explore. Pour que le lecteur découvre, et peut-être s’approprie, un processus d’écriture, de création et de pensée.
Le dialogue entre Pierre Furlan et son interlocutrice s’articule autour de mots à partir desquels le romancier-traducteur est invité à réagir à la lumière de sa pratique d’écriture. Ces mots se sont révélés ici particulièrement stimulants, que ce soit « explorer » qui ouvre le dialogue, ou ces autres mots qui jalonnent le cheminement de cet échange: ombre, fragilité, nommer (Ah oui! Voilà une activité fondamentale!), deuil, silence, voyage (Voyager dans l’écriture serait une façon de rencontrer les autres?), l’autre etc…
Chaque chapitre, ouvert par ces mots-clés (on ne pourrai mieux les qualifier), laisse ainsi libre cours à des évocations aussi passionnantes que stimulantes, donnant envie au lecteur d’aller plus loin dans ces observations sur l’écriture (qu’elle soit traduction ou roman), guidé en cela par les nombreuses références, notes et citations (ainsi un très beau poème de Bill Manhire, poète néo-zélandais.
Voici deux livres qui méritent de trouver place dans la bibliothèque cosmopolite de celles et ceux qui y découvriront une nouvelle manière d’exprimer la force de la littérature, celle qui franchit les frontières du coeur et des langues.
C’est au dernier mot-clé, « blanc » que l’on découvre que c’est le hasard de la pioche qui les a disposé en fin de questionnaire, comme pour venir à la page blanche…
Jean Jauniaux, le 5 février 2021
PS: Enfin, soulignons le dynamisme de L’esperluète qui a mené à bien cette édition du roman Les Carpates en s’appuyant sur des soutiens obtenus en Nouvelle-Zélande, dont le moindre n’est pas celui de la romancière Fiona Kidman. Cette dernière a soutenu les démarches de l’éditrice auprès de fonds littéraires néo-zélandais.
Présentation de l’auteur Pierre Furlan sur le site de la Collection l’Orbe:
À la fois auteur et traducteur, Pierre Furlan se partage entre ces pratiques. Au fil de cette conversation, il explore ce qu’elles ont de commun et ce qui les différencie. Il nous confie son désir d’exploration, son ouverture à l’autre et vers d’autres formes de pensées. Pierre Furlan aborde avec précision le travail de l’écriture : les compétences linguistiques, la question du sens, le plaisir de la phrase juste… Il s’amuse de ce qui le constitue comme auteur ou traducteur et exprime ce qui le met en mouvement : une curiosité de chaque instant, celle qui permet à l’écriture de l’emmener plus loin que ce qu’il n’avait imaginé dans un premier temps.
Présentation du roman Les Carpates sur le site des Editions L’esperluette:
Une riche et originale New-Yorkaise, Mattina Brecon, décide de passer deux mois en Nouvelle-Zélande dans la ville qui a vu naître la légende maorie de la Fleur du Souvenir. Elle ne se doute pas que la rue où elle élit domicile va être le théâtre de phénomènes étranges, peut-être attribuables à l’influence d’un astre appelé l’Étoile de Gravité. Ces phénomènes se traduisent par la fracturation de la langue – déjà rendue inauthentique par son utilisation commerciale et politicienne – qui tombe en pluie de voyelles, de consonnes et de signes typographiques, et cet orage aura pour conséquence la disparition pure et simple des habitants de la rue. Une telle destruction devrait servir de prélude au renouvellement de la langue et du monde, notamment grâce au travail des artistes et des romanciers. Car Janet Frame nous convie à suivre en parallèle la construction du roman qui raconte cette histoire, révélant du même coup ce qu’elle considère comme une tâche essentielle des arts, celle de ramener à la lumière du jour ce qui a été, par commodité ou lâcheté, enfoui dans l’oubli. Lors de sa sortie en 1988, The Carpathians / Les Carpates a été salué par la presse anglo-saxonne comme un livre exceptionnel. Couronné par plusieurs prix, dont le prestigieux Commonwealth Prize de 1989, ce testament littéraire de Janet Frame est une œuvre incontournable, enfin accessible aux lecteurs francophones grâce à la traduction inédite de Pierre Furlan.