Celles et ceux qui ont eu le privilège de connaître ou simplement de croiser Maxime Lamiroy savent de lui ce qu’il possédait de grâce, d’intelligence, d’érudition souriante, d’humour, d’énergie insufflés dans ce qu’il entreprenait. Dans la maison d’édition qu’il avait créée avec son père, Eric Lamiroy, il avait inventé et dirigeait la collection des petits fascicules L’Article dont le catalogue, de mois en mois, s’enrichissait de brèves monographies d’écrivains, d’historiens, de penseurs, de poètes. Chacun des volumes malgré la brièveté imposée des volumes (5000 mots) , projetait un éclairage singulier sur chaque portrait dont chaque mois, un public curieux attendait le nouveau titre. Les auteurs/autrices et leurs sujets composaient des tandems attendus, étonnants, stimulants suivant les cas.
Il suffit d’aller y voir sur le site des Éditions Lamiroy pour être conquis par un catalogue où Véronique Bergen évoque Jacques De Decker, François-Xavier Lavenne raconte Maurice Carême, Baronian rit avec Chesterton, Rony Demaeseneer rêve Rimbaud, Nausicaa Dewez s’enchante d’Amélie Nothomb…on ne pourrait tous/toutes les citer sans se le faire reprocher par chacune et chacun dont on omet de citer le nom.
Peut-être un seul aurait suffi: celui d’Eric Lamiroy consacrant un Article à Marcel Proust. De cet Article, dont la préface est de Maxime Lamiroy comme pour chacun des livres de la collection, cette phrase résonne d’un écho singulier: « Un jour, j’ai fait le parallèle entre l’enfance de Proust et la mienne et je me suis demandé si l’univers n’avait pas contracté une dette envers l’auteur de La Recherche, une dette qu’il a mis du temps à rembourser car le temps de l’univers est plus lent que le nôtre. Il lui fallait trouver quelqu’un pour honorer une dette, un légataire universel. » (Maxime Lamiroy, préface à Tant de jours sont venus se placer dans le temps, Marcel Proust.)
De Maxime Lamiroy on sait aussi la passion qu’il nourrissait pour la Russie, la langue et la littérature russes dont il était devenu à la fois un expert et un passeur. Diplômé de trois masters (philosophie, langue et littérature russes, études de genres), il crée la collection Kniga. On ne peut s’empêcher de penser que le décès de Maxime Lamiroy va priver sa génération d’un apprentissage de la littérature et de la pensée d’un pays dont on redoute aujourd’hui qu’il soit confondu avec l’obscurantisme mortifère de son régime. Grâce à la collection Kniga, le public peut (re)découvrir les premiers ouvrages de ce qui devait devenir une indispensable bibliothèque de littérature russe. Les Editions Lamiroy, présentent ainsi la démarche du fondateur de la collection Kniga : « Sa passion pour la littérature russe l’a amené au cours de ces dix dernières années à découvrir l’existence de nombreux textes russes encore inconnus du public francophone. Bien que les éditions de l’Âge d’Homme aient permis aux textes les plus essentiels d’être traduits, il reste encore une somme considérable de textes (principalement ceux de l’Âge d’Argent et du début des années 1920) qui n’ont jamais été traduits. Il a créé la collection Kniga afin de contribuer à la traduction de ce corpus précieux, en permettant à des textes importants mais plus atypiques de paraître en français. La première édition est toujours bilingue afin de rééditer une version papier du texte russe original. »
Parmi les ouvrages que Maxime Lamiroy traduit en français et publie en édition bilingue est la monographie que le philosophe Léon Chestov (1866-1938) consacre au romancier Tourguéniev: « Tourgueniev / ТУРГЕНЕВ L’Apothéose de l’absence de sol« .
Extrait: « Les hommes ne savent guère réagir aux horreurs qui les entourent ; mais il existe des minutes où soudainement, avec une clarté incontestable, apparaît devant nous, violent et criant, le caractère incohérent et offensant de notre condition. À ce moment-là, nous sommes forcés de nous voir tels que nous sommes. Et alors le sol se dérobe sous nos pieds. » (« Люди мало умеют отзываться на происходящие вокруг них ужасы; но бывают минуты, когда дикая, вопиющая несообразность и обидность нашего положения вдруг предстает перед нами с неотразимой ясностью, и заставляет нас смотреть на себя. И тогда почва уходит из-под наших ног. » )
Éditeur, traducteur, directeur de collection, Maxime Lamiroy était aussi écrivain. On lui doit plusieurs « Opuscules » (nouvelles brèves parues dans la collection mensuelle publiée sous sa direction), mais aussi un roman qui vient de paraître: « Deux soeurs ». L’écrivain Luc Dellisse qui a édité le roman, nous a autorisé à publier ici sa préface à ce livre qui préfigure l’édition à venir d’autres inédits.
Lors d’une soirée d’hommage au jeune écrivain, dans la librairie Tropismes dont il était un des libraires, ses collègues ont donné à entendre deux textes inédits de Maxime Lamiroy: l’un célébrait – dans un portrait au quotidien de la vie de la librairie – le souvenir de Brigitte de Meeus; l’autre, la littérature dont il comparait l’apprentissage à celui de la natation…
Un texte d’anthologie dont, à l’entendre lu dans l’émotion d’un hommage mémoriel, on ne peut que souhaiter qu’il fut au plus vite ré-édité, avec l’ensemble de ses inédits. Ceci constituerait une œuvre totale, « La défense Nabokov », dont Luc Dellisse, dans sa préface lumineuse, évoque l’importance de lui donner « sa pleine visibilité ». Il est heureux que le jeune écrivain, si tôt emporté par la maladie, ait trouvé en cet aîné un « esprit frère » à qui est dorénavant confiée la publication de « La défense Nabokov ».
En relisant la préface de l’Article de Luc Dellisse (consacré à Henri Van Lier), on éprouve la fulgurante prémonition qui réunit aujourd’hui l’auteur des « Deux soeurs » et celui de « Ce que je sais de Linda », complices à jamais dans la maison d’édition qui les réunit. Maxime Lamiroy évoquait dans sa préface le manuscrit que Benjamin Fondane confiait, sentant la mort venir, à Victoria Ocampo… en juin 1939. Le manuscrit d’un essai consacré… au philosophe Léon Chestov.
Jean Jauniaux, à la Librairie Tropismes, le 27 novembre 2024.
Tous les titres et collections mentionnés dans cette chronique sont accessibles sur le site des Éditions Lamiroy . Nous avions interviewé Maxime Lamiroy à l’occasion du lancement de la collection KNIGA et de la parution de la pièce de Zamiatine « Attila »
Préface de Luc Dellisse au roman « Deux soeurs » de Maxime Lamiroy
L’esprit humain se transmet par les œuvres, c’est-à-dire par les traces volontaires d’un passé vivant, semées dans le cours de notre existence. Et plus une trace est active, magnétique, plus elle éveille en nous, au milieu des événements et des signaux dont nous sommes bombardés, des repères, des preuves de vie, des pistes d’avenir.
Je me propose d’évoquer un auteur dont il m’échoit des inédits posthumes et dont je découvre, en le lisant, à quel point il était un créateur complet, audacieux, cultivé et imaginatif à la fois ; et cette culture multiple, cette audace souvent malicieuse et cette imagination foisonnante nourrissent une tension narrative, une profondeur, un sens des proportions et des détails rarement atteints chez un auteur de trente ans. La lente mélancolie qui s’y mêle donne une saveur amère à une histoire au tragique soigneusement contenu. Je découvre, trop tard, un esprit frère, dont la perte me pèse, bien que je ne l’aie rencontré que par quelques échanges électroniques, et bien qu’il ait eu moins de la moitié de mon âge, mort à 32 ans d’une maladie du sang, rapide et fatale.
Je tiens de son père toutes les pièces du vaste projet que Maxime Lamiroy avait entamé durant la dernière année de sa vie : certaines achevées ou abouties, d’autres fragmentaires ou rompues. L’ensemble devait constituer une sorte d’œuvre totale, intitulée « La Défense Nabokov », en référence à La Défense Loujine du grand romancier russo-américain, véritable génie tutélaire de l’entreprise : c’est Virgile menant Dante par la main dans les méandres d’un monde-labyrinthe. Le Loujine de Nabokov est un joueur d’échecs de génie obsédé par son art et qui finit par associer son existence à une terrible partie indéfiniment relancée et qu’il est en train de perdre. « La Défense Nabokov » de Maxime Lamiroy ne retient de cette œuvre initiale que deux choses en somme : le titre et le génie.
Si dans le jeu d’échecs, la défense est une stratégie pour contrer l’adversaire, le mot signifie aussi l’acte de se faire l’avocat de quelqu’un, de prendre son parti, d’en entreprendre l’éloge ; et cette ambivalence sémantique révèle, en l’absence explicite de Nabokov dans le texte (seul un pâle sosie sans talent littéraire se laisse un instant entrevoir), que c’est le texte lui-même qui représente le point de vue narratif, et que le récit jouit d’une totale autonomie créatrice, sans parrainage autre que la permanence d’un certain regard.
Dans ce grand projet totalisateur, galaxie organisée autour du thème de la création et de ses pièges, brille une étoile de première grandeur : Deux sœurs. Roman achevé et autonome, récit cruel et tendre, pierre angulaire de toute l’aventure, c’est le chef-d’œuvre de Maxime Lamiroy. C’est pourquoi il était important de lui donner, si vite après la disparition de l’auteur, sa pleine visibilité, en le publiant.
On y trouvera une intrigue réaliste bordée d’ombres fantastiques, une nostalgie de l’Eden, un quintette de personnages très variés mais brûlés d’un même feu sourd, le triple assaut de la sculpture, de la musique et du désir romanesque, une dynastie russe enchâssée comme des poupées gigognes, une maison d’éternelle adolescence, un péril diffus, une lutte contre le temps, le tic-tac pressé du destin et un final twist, une révélation finale, aussi nécessaire et attendue que surprenante, implacable.
On court à travers tout le roman après le secret des deux sœurs, et quand il survient, on découvre que Maxime Lamiroy y a inscrit un autre secret, plus bouleversant, celui de la création, c’est-à-dire du passage impossible et pourtant accompli de l’échec et de la mort programmée à une sorte d’éternité de l’instant – secret glissé entre ces pages comme une carte du trésor.
Luc Dellisse
Sur le site des Editions Lamiroy, la quatrième de couverture du roman « Deux soeurs »:
Il y a Katia qui sculpte des statues géantes et Elena qui rêve le roman de sa vie. Deux sœurs qui ne se sont jamais quittées et qui pourtant ne se reconnaissent pas. Il y a une maison d’enfance habitée par les fantômes d’aujourd’hui. Il y a un éphèbe qui pose dans la serre-atelier et qui se prend pour sa propre statue. Il y a un sosie de Vladimir Nabokov, sourd comme un pot et avachi dans son fauteuil. Il y a un voyage en train qui n’a jamais existé. Il y a des enfants qui transgressent des règles invisibles et des adultes qui mentent pour eux. Il y a une famille où on est russe de père en fille et où on ne connaît la Russie que par le récit des voyageurs. Il y a Ismaël, si triste et si tendre, qui serait l’amoureux idéal, s’il n’était pas toujours si lointain. Il y a le temps désarticulé, qui confond le passé et l’avenir dans une même course contre la montre. Il y a un compte-à-rebours de trois semaines qui précipite l’histoire vers sa fin implacable. Il y a un joueur caché. (Luc Dellisse)
Ce roman éblouissant de maîtrise, hanté par une étrange mélancolie, a été écrit dans la dernière année de sa vie par un auteur profondément original. Maxime Lamiroy (1992-2024) signe ici son chef-d’œuvre.