Il y a ainsi des moments de grâce, comme celui où le public est littéralement happé, hypnotisé par l’excellence en tous points d’une pièce de théâtre. S’il fallait s’en convaincre encore, « Oublier« de l’autrice québecoise Marie Laberge, dans une mise en scène de Michel de Warzée nous donne – du 26 mars au 21 avril – la fulgurante démonstration de cette inéluctable nécessité du théâtre. Celui-ci nous émeut d’une manière singulière et avec une intensité que seul le « spectacle vivant » peut atteindre quoiqu’en pensent les « comités » au sein des ministères de la culture qui évaluent l’opportunité de prolonger ou non les budgets sur base de programmes quinquennaux. A la fin de la première, hier soir, Michel de Warzée n’a pas manqué de partager avec le public – sidéré- les embûches budgétaires auxquelles est confronté son théâtre.
Mais revenons à la pièce Oublier et à son autrice. Jacques De Decker avait souvent mis en évidence l’importance de l’oeuvre de la romancière Marie Laberge à laquelle il vouait une grande admiration comme en témoigne cette » Marge et contre-Marge » qu’il nous confiait naguère et que l’on peut toujours entendre sur le site Espace-livres. Il concluait sa chronique consacrée au roman Revenir de loin) en donnant de Marie Laberge cette analyse qui pourrait s’appliquer telle quelle à la pièce « Oublier » :
« Un grand écrivain de ce temps, rare, unique en son genre, qui se fait, même en Europe, le plus authentique des publics, celui de toutes celles et ceux qui attendent de la lecture un peu de clarté sur l’énigme d’exister. »
C’est d’ailleurs dans une version « aménagée en français européen avec la collaboration de Jacques De Decker », que la pièce québecoise nous est présentée à Bruxelles. Dans une scénographie particulièrement efficace (signée Serge Daems avec à la régie et aux lumières Bruno Smit) ), quatre femmes, réunies par une nuit d’hiver dans une tempête de neige au domicile de leur mère, se retrouvent confrontées à la maladie d’Alzheimer de cette dernière. Jacqueline, l’aînée, a mis sur pied cette réunion de famille dont, au fil des trois actes, le public découvre les secrets, les affrontements anciens, les malentendus irrévocables. Les trois autres soeurs Joanne, Judith et la cadette Micheline participent à contrecoeur à cette soirée à laquelle se joint Roger (Simon Willame), incarnant l’effarement du témoin involontaire.
Chacune des comédiennes est littéralement portée par la puissance et la justesse de leurs rôles respectifs et, en particulier dans chacun des monologues que la dramaturge leur attribue. Rarement le terme « comédie dramatique » aura mieux désigné une oeuvre comme ici. L’affrontement des rancoeurs ne cesse, comme par vagues au pied des falaises, d’assaillir le passé et d’en détacher petit à petit des fragments. La solitude alcoolique de Joanne (on n’oubliera pas de sitôt l’interprétation drôle et tragique à la fois, de Stéphanie Moriau) , l’exigence extrême de vivre libre de Judith (Amélie Saye entrelace à la perfection le jeu de l’intransigeance et du déchirement affectif), la rigueur envers et contre tout dans le devoir filial de Jacqueline (Bernadette Mouzon donne à ce personnage ingrat toute la complexité douloureuse qui évite d’en faire une caricature), l’amnésie de la soeur cadette Micheline (toute la virtuosité de Loriane Klupsch donne à ce personnage énigmatique les nuances les plus subtiles pour exprimer la (vraie-fausse) maladie mentale), tous ces traits de caractère se sont forgés au fil des années. Ce soir, dans l’hiver et l’isolement de cette grande maison dont les fenêtres sont battues par les bourrasques de neige, la lumière se fera sur le passé.
Chacun mettra en évidence l’une ou l’autre des thématiques qui viennent hanter les échanges entre les quatre femmes: la solitude, la vieillesse, l’absence d’amour, la place de la vérité dans une relation, la tentation du suicide, l’euthanasie.
Le texte, le jeu des comédiennes, le décor sont servis par la mise en scène de Michel de Warzée dont on devine la jubilation à orchestrer les mouvements d’âme dont ce huis-clos devient le puissant détonateur. Michel de Warzée réussit à mettre en évidence, sans jamais forcer le trait, chaque nuance du texte, chaque mouvement de caractère, chaque émotion de ses personnages dont le public, hypnotisé, suit les déchirements si humains jusqu’au dénouement.
Ne manquez pas cette pièce. Elle vous dira combien le théâtre – comme le roman- permet de jeter un peu de « clarté sur l’énigme d’exister » comme l’écrivait si justement Jacques De Decker.
Jean Jauniaux, le 27 mars 2024.
« Oublier » de Marie Laberge, dans une adaptation de Jacques De Decker se joue à la Comédie Claude Volter du 26 mars au 21 avril: tous renseignements pratiques sur le site du théâtre