On connaît de Claude Donnay l’intensité de l’oeuvre poétique. On se souvient de La femme bleue parue au « Chat polaire » qu’illuminait un lyrisme sensuel dont nous avions rendu compte naguère. On relit volontiers, comme des rendez-vous pris avec des émotions anciennes inoubliées, les recueils parus – depuis 1984- à L’arbre à paroles, au Coudrier, ou, plus rares, à l’enseigne de Bleu d’encre la maison d’édition qu’il a créée dans le sillage de la revue du même nom. On connaît aussi du poète, le travail de nouvelliste qu’il inaugura avec une fiction courte intitulée, non sans espièglerie, La nouvelle parue dans un recueil collectif aux Eperonniers (1994); d’autres figurent au catalogue de Lamiroy et de MaelstrÖm Reevolutions.
Donnay est aussi romancier. L’auteur prend appui avec bonheur sur l’expérience de la poésie et de la fiction courte pour donner à chacun de ses romans, aux personnages qu’il met en scène, aux géographies qu’il invente, ce bonheur de raconter qui transcende le récit par sa vigueur et son rythme, emportant le lecteur dans la magie hypnotique de la fiction romanesque. On connaît de Donnay, aussi prolifique qu’attachant, les quatre romans que les Editions MEO ont publiés sous la direction de Gérard Adam: La route des cendres (2017, finaliste du Prix Saga Café), Un été immobile (2018, qui valut à son auteur le Prix Mon’s Livres),On ne coupe pas les ailes d’un ange (2020), L’heure des olives (2021). Des lignes de force se rejoignent dans ces quatre romans, en y traçant des trajectoires dont les balises sont: la quête, la recherche de soi, la fonction du livre, l’interrogation sur le monde. Petit à petit, le lecteur attentif voit se constituer une « oeuvre » possédant sa cohérence stylistique, narrative, réunissant des interrogations dont les personnages, vaille que vaille, imaginent des réponses, attachant aussi, de livre en livre, le lecteur qui se surprendra à reprendre les volumes pour y retrouver ces émotions que le romancier éveille avec une grâce déroutante.
Avec Ozane, Claude Donnay renoue avec ces entrelacements dont il a le secret. Sans doute le métier poétique a-t-il fait de lui un artiste de ce caléidoscope qu’est l’écriture romanesque. Devant le métier à tisser, il laisse courir la navette entre les fils de trame et les fils de chaîne. Trois personnages, narrateurs de trois époques, détenteurs de trois histoires constituent le socle du récit. A partir de là, le romancier nous conduit au fil des chapitres, alternant les récits d’Ozane Roth (survivante de Ravensbrück dont elle a été libérée en 1944 par l’avancée de l’Armée rouge), de son fils Sacha ( sur le modèle de Sylvain Tesson, dont il a emporté un exemplaire du livre culte Dans les forêts de Sibérie il a décidé de s’isoler dans une cabane au bord du lac Baïkal pour écrire l’histoire secrète de sa mère) et d’Ylia, son père, le soldat qui a sauvé Ozane, l’a épousée et a reconstruit avec elle une vie nouvelle en URSS. A partir de là, au fil des chapitres, le romancier nous raconte le destin et le passé de chacun.
Sans doute est-ce à nouveau de l’ordre de l’envergure poétique, le roman franchit les épisodes de chacune des vies pour devenir au fil de le lecture une méditation sur la mémoire, sa fragilité et sa résilience. Ozane en effet a été frappée d’amnésie à sa libération du camp de Ravensbrück, refoulant, comme sous la glace d’un lac gelé, la vie qui a précédé l’arrestation de la jeune fille – en 1944 elle a une douzaine d’années- , dont le nom est Blanche Gribert.
Un accident, magnifiquement raconté par Donnay, une rencontre dans la forêt avec un ours qui épargne la jeune femme, brise la paroi entre la passé refoulé de Blanche Gribert et la vie actuelle de Ozane Roth. La romancier raconte cette quête du passé refoulé au présent, avec cette agilité du funambule qui nous tient en haleine de la première à la dernière page d’un roman que l’on s’empresse de réouvrir une fois la lecture achevée. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les péripéties des trois protagonistes, leurs destins scellés au moment où s’achevait la deuxième guerre mondiale, où des collabos et des nazis – ici à Namur- continuaient de poursuivre et persécuter des résistants (les parents de Blanche notamment), là-bas dans les rangs de l’Armée rouge et dans la Taïga.
Une fois le roman refermé, et c’est là ce qui fait de ce volume une démonstration éclatante de la force démultipliée de la littérature lorsqu’elle interroge, à travers des lieux, des épisodes de l’Histoire et, surtout, des personnages, la complexité de chacun d’entre nous et la singulière universalité de nos destins respectifs, ce que nous en savons, cachons ou ignorons et dont l’écriture dévoile les cheminements. L’écriture du romancier, bien sûr, mais aussi celle de chacun de celles et ceux qui « ré-écrivent » le livre en le lisant.
Une écriture à la fois sobre, directe, efficace dynamise la construction alternée de ce multiple récit que nous lisons d’une traite, hypnotisés par la puissance d’évocation du poète-romancier qui fait aussi de ce livre une célébration enthousiaste de la littérature et de la fiction… En fin de parcours, l’auteur évoque fort à propos, le partage entre cette fiction éblouissante et le fragment de réel historique qui en a été à la source: Blanche Gribert, a vraiment existé. Elle s’appelait Eliane Gillet, à qui le roman est dédié, faisait partie du réseau de résistance Bayard. Elle ne survécut pas au travail forcé dans le camp. Le roman de Claude Donnay lui invente un destin et la restitue à notre mémoire collective. Quelle meilleure manière de réaliser le devoir de mémoire lorsque l’on est un romancier de l’envergure de Claude Donnay? La démonstration est faite dans le roman que publie MEO, une maison d’édition dont on ne dira jamais assez la place essentielle qu’elle occupe dans la littérature francophone.
Jean Jauniaux, le 25 février 2024.
« OZANE » ,Roman, 2024, 256 pages, 22€, ISBN: 978-2-8070-0425-2 (livre imprimé) – 978-2-8070-0426-9 (PDF) – 978-2-8070-0427-6 (Epub)
Sacha s’est retiré dans une cabane au bord du lac Baïkal pour écrire l’histoire de sa mère telle qu’elle la lui a léguée dans ses carnets. Ozane Sorokin, amnésique suite à un accident lors de la libération du camp de Ravensbrück a épousé un de ses libérateurs et a vécu avec lui une vie simple et heureuse en Sibérie. Un jour, elle tombe nez à nez avec un ours et la peur lui fait perdre conscience. Lorsqu’elle revient à elle, alors qu’on la – et qu’elle se – croyait Ozane Roth, juive parisienne, seule de sa famille rescapée des camps de la mort, c’est une inconnue qui émerge, une jeune Belge de vingt ans, Blanche, résistante arrêtée par l’occupant nazi. Ozane pourra-t-elle concilier celle qu’elle a longtemps cru être être avec les fantômes qui depuis si longtemps hantent son amnésie ? Entre la vallée mosane, les rives du lac Baïkal et les camps de la mort, Ozane-Blanche pose la question de l’identité quand le destin a bouleversé les cartes.