Ce livre, écrit par l’écrivain Xu Feng, publié en chinois aux éditions Ylin Press, vient d’être traduit et publié en français aux Editions M.E.O.
Lors de la présentation du livre « Oubliez-moi! » au centre culturel chinois de Bruxelles, l’éditeur Gérard Adam a raconté cette aventure éditoriale exceptionnelle. Une manière pour « L’ivresse des livres » de saluer son travail d’éditeur est de reproduire ici le texte du discours qu’il prononça à cette occasion en présence de SE l’ambassadeur de Chine et d’autres personnalités chinoises. Quelques auteurs et autrices belges étaient présents à cette occasion, manifestant ainsi leur gratitude à l’égard d’une personnalité incontournable de l’édition belge francophone.
« L’ivresse des livres » s’efforce de rendre compte régulièrement de ces parutions qui permettent à la littérature belge francophone de continuer à paraître et qui, nous l’espérons, trouveront davantage leur place dans les rayons des librairies et dans les colonnes des journaux et revues.
Jean Jauniaux
« Jacques Brel faisait dire à un de ses personnages : « Moi qui suis resté le plus fier, moi, je parle encore de moi. » Je me sens donc autorisé à commencer cette présentation… en vous parlant de moi. C’est que j’ai vécu durant vingt ans le long du parc du Cinquantenaire. Et qu’un jour on m’a parlé d’un restaurant tout proche, qui était une référence en gastronomie chinoise. Mon épouse et moi-même y avons été accueillis par une petite dame, à la fois suave, cordiale, simple et souriante. Nous avons fait là un repas qui reste inscrit dans notre mémoire. Nous y sommes retournés à plusieurs reprises, nous risquant à des découvertes culinaires, parfois surprenantes, mais toujours succulentes.
Ce restaurant s’appelait La Fontaine de Jade. Et la suave petite dame, Qian Xiulin de Perlinghi. J’étais loin de me douter qu’elle était venue de Chine entre les deux guerres, non pour faire découvrir aux papilles bruxelloises les saveurs de sa région natale, mais pour y décrocher, à l’Université de Louvain, un double doctorat en physique et chimie avec l’ambition de devenir la Marie Curie chinoise. Une ambition dont l’histoire tumultueuse du XXe siècle n’a jamais permis qu’elle se réalise. J’étais encore plus loin de me douter qu’un jour, devenu éditeur, je recevrais un mail me proposant de publier la traduction française de la biographie de cette femme passionnante.
Et là, je vous livre un scoop : ce mail, j’ai bien failli ne pas le lire. Avec son en-tête rédigée en idéogrammes, il s’est retrouvé parmi les nombreux spams que je reçois quotidiennement et j’ai failli le mettre à la corbeille. Ma première réaction a été de décliner la proposition. La disproportion entre Yilin Press et M.E.O. me paraissait incommensurable. Mais j’ai vite découvert la force de persuasion et la ténacité de la femme chinoise. Yvonne a su démonter mes arguments les uns après les autres et me convaincre de me lancer dans l’aventure, ce dont je ne la remercierai jamais assez.
J’ai parlé, pour Qian Xiuling, d’une femme passionnante. Passionnante certes pour son action courageuse durant la Seconde Guerre mondiale, qui a permis de sauver une centaine d’otages des nazis et qui a inspiré en Chine un roman ainsi qu’une série télévisée à grand succès.
Passionnante aussi, et pour moi surtout, par sa personnalité.
Dès son enfance, Xiuling est remarquée pour son intelligence et son goût de l’étude. Admiratrice de Marie Curie, elle obtient d’aller avec son frère à l’université de Louvain pour étudier la physique et la chimie, choix rare à l’époque pour une jeune fille. Ce qui décide son père, c’est qu’y étudie également le fils d’un ami à qui elle est promise depuis sa naissance.
Mais premier coup de théâtre, elle comprend que ce n’est pas avec cet homme qu’elle veut vivre et elle rompt, fait inouï, pour épouser un étudiant en médecine, Grégoire de Perlinghi. Alors que le couple va partir pour Shanghai où un poste attend la jeune diplômée, deuxième coup de théâtre, le Japon envahit la Chine. Ils s’installent à Herbeumont, un bourg d’Ardenne où Xiuling s’improvise infirmière pour aider son mari. La guerre éclate. Des résistants locaux sont arrêtés et vont être fusillés. Qian Xiuling va mettre à profit le fait qu’un cousin, en Chine, a bien connu le général von Falkenhausen, gouverneur de la Belgique et des Pays-Bas. Elle va obtenir de celui-ci que la condamnation à mort soit commuée en emprisonnement. Elle réitérera cet acte pour une centaine d’otages d’Écaussinnes peu avant que von Falkenhausen soit arrêté par la Gestapo.
La guerre terminée, Qian Xiuling est décorée de la médaille de la Reconnaissance belge 1940-1945, son nom est donné à une rue d’Écaussinnes, et elle obtient enfin un poste d’assistante à l’Université de Louvain.
Mais il se produit un nouveau coup de théâtre : von Falkenhausen est extradé en Belgique et sa condamnation à mort ne fait aucun doute. Qian Xiuling ne l’entend pas de cette oreille : elle démissionne de son poste si ardemment désiré pour se faire l’avocate du général et parvient à limiter sa condamnation à une peine d’emprisonnement. Après quoi, sans emploi, elle va changer d’orientation, ouvrir un premier restaurant, puis cette Fontaine de Jade qui va devenir fameuse chez les gastronomes bruxellois.
Je voudrais témoigner de ce que j’ai ressenti en lisant l’ouvrage de Monsieur Xu Feng.
Tatiana de Perlinghi a intitulé son documentaire : Ma grand-mère, une héroïne ?, en insistant sur le point d’interrogation. Et si la présente biographie s’intitule Oubliez-moi !, c’est que Qian Xiuling a toujours estimé n’avoir rien fait d’extraordinaire, que n’importe qui aurait agi de la même façon. Ce dont je me permets de douter.
Pour moi, l’aspect remarquable de son personnage se situe en partie ailleurs.
Non, Qian Xiuling n’a pas été une suffragette manifestant pour la cause des femmes. Mais elle a exigé d’étudier au même titre qu’un garçon. Mais elle a répudié le fiancé qu’on lui avait choisi, pour épouser l’homme qu’elle aimait. Mais elle a sacrifié le poste scientifique longtemps espéré pour une mission de justice qui lui paraissait essentielle.
Non, Qian Xiuling n’a pas fait dérailler des trains, n’a pas attaqué de convois, n’a pas été une Lucie Aubrac ou une Suzanne Grégoire de la Résistance. Mais elle n’a pas hésité à aller plaider la cause des otages, au risque d’être elle-même considérée comme une « terroriste ».
Non, Qian Xiuling n’a pas découvert un nouveau radium et on ne lui a pas décerné de prix Nobel malgré sa grande intelligence, mais chaque fois que l’histoire s’est acharné à détruire ses espoirs, elle a été capable de rebondir, et de quelle façon !
Ce qui me fascine chez elle, c’est qu’à chaque moment elle a opté pour ce qui lui paraissait juste, sans éclat ni forfanterie. Ce qui me semble témoigner d’une qualité rare qu’on pourrait appeler rectitude, une notion chère à la philosophie chinoise, mélange de droiture, d’ouverture d’esprit et de modestie qu’il ne faut surtout pas confondre avec rigidité ou rigueur morale.
Ce qui me fascine en outre est que, venue d’un autre continent et dans l’impossibilité d’y repartir, elle a mis ses qualités au service de son pays d’accueil. À notre époque troublée, où nous inondent les pires stéréotypes sur les peuples et les cultures « d’ailleurs », où des idéologies nauséabondes propagent la peur d’un prétendu envahissement par des étrangers, la personnalité de Qian Xiuling et la présentation qu’en fait Monsieur Xu Feng dans Oubliez-moi sont de nature à nous ôter nos œillères et à nous dessiller les yeux.
Et ne fût-ce que pour ça, je suis aujourd’hui heureux et fier de vous présenter cet ouvrage. »
Gérard Adam