Le 17 mars 2023 Roger Beeckmans s’est éteint. Il a été cameraman, grand reporter de télévision (son nom est notamment associé à celui de Raoul Goulard et à l’émission « 9 millions » ) , professeur à l’INSAS, mais aussi réalisateur et…écrivain. Il écrivait en préface d’un de ses livres de « nouvelles », Des écoles dans le vent : « J’étais un reporter d’images. La vie a fait de moi un heureux grand-père. Entre ma propre grand-mère illettrée et une petite-fille exigeant de moi des histoires vraies, je n’ai trouvé d’autre solution pour satisfaire sa curiosité que de traduire en mots les images que j’avais ramenées de mes lointains voyages. Ces récits sont les derniers avatars d’une série de portraits d’enfants en danger que j’ai réalisés pour la télévision belge avec l’aide de l’Unicef et de la Direction générale à la coopération internationale. Ma caméra est devenue plume, bien plus légère à porter.« «
Nous avions eu l’occasion de l’interviewer à différentes reprises pour évoquer les longs métrages documentaires qu’il réalisait avec la productrice Martine Barbé.
En guise d’hommage, voici les liens vers deux de ces entretiens avant que nous ne revenions plus longuement sur l’évocation de la carrière et de l’engagement d’un « grand » de la télévision de service public et de l’engagement.
Jean Jauniaux
A propos du film « Une si longue histoire » :
Interview:
Roger Beeckmans est cinéaste. il appartient à l’école du « cinéma vérité »,il est de la famille des Rouch, Wiseman et autres témoins qui, camera au poing, ne manquent jamais une occasion de jeter un regard empathique et humaniste sur les détresses et les injustices. Pour Beeckmans, la retraite n’existe pas. Il ne cessera jamais d’aller à la rencontre de ceux qu’il écoute et filme avec tant d’humanité : les enfants des rues (il leur a réalisé une série bouleversante à travers le monde), les immigrés, les « hors-système ». Dans ce film il s’est intéressé au sort réservé en Belgique aux MENA : des enfants arrivés seuls un jour sur le territoire belge et dont, une fois l’âge de la majorité atteint, il faut décider du sort… Un documentaire à voir. Il vient d^être édité en DVD et est disponible notamment à la Cinémathèque de la Fédération Wallonie Bruxellesde Belgique, en attendant qu’il soit, peut-être, un jour diffusé en prime time sur une chaîne « publique », ce mot qui se trouve aussi dans l’expression « service public »…
A propos du film « Une école en terre d’accueil »
Entrer dans un film de Roger Beeckmans représente toujours un apprentissage humaniste, une leçon de tolérance (c’était d’ailleurs le titre d’un précédent film du cinéaste) et un enrichissement de l’intelligence et du coeur. Ce film-ci ne fait pas exception à la règle. Le générique s’ouvre sur des images de la mer du Nord. Du moins est-ce celle-là que je vois, spectateur belge. Mais l’image est aussi métaphore. Celle du recommencement indispensable exigé par chaque nouveau venu dans l’école que filme Roger Beeckmans. Celle de l’acharnement aussi malgré les tempêtes et les aléas. Celle enfin, s’il s’agit de la mer du Nord, des exils interrompus vers l’Angleterre. Nous avons tous présents à l’esprit ces témoignages provenant de Sangatte, de la « Jungle » nettoyée par les forces de l’ordre, du Centre d’Accueil fermé trois ans plus tôt sur ce même lambeau de sable d’où on voit les falaises de craie du Royaume Uni. S’il ne s’agit pas de la mer du Nord, surgiront les images anciennes des Boat People du Vietnam, des paysans Albanais sur des coquilles de noix chavirant au large des côtes d’Italie, des jeunes Marocains naufragés à l’approche de Gibraltar…
Roger Beeckmans n’a peut-être pas songé à ces images-là que j’invente et qui m’envahissaient lorsque j’assistai à la projection dans une des salles de l’école où il avait planté sa caméra pendant un an. La formulation est inappropriée s’agissant de Beeckmans : il ne « plante » pas sa caméra, il l’offre comme on donne la parole. Dans ce film, il s’est mis aux aguets de ce que l’école peut offrir à ces jeunes gens venus de cultures et d’horizons que l’on dit « étrangers ». Il écoute, il suscite, il encourage les témoignages de ces jeunes gens dont l’école est devenue le premier instrument d’intégration dans un environnement dont certains ignoraient la langue lorsqu’ils y sont arrivés. La plupart sont des enfants de la seconde génération, ceux nés des immigrés venus en Europe dans les années soixante, années de prospérité, de progrès, de développement industriel et économique. (On se souviendra de ce qu’écrivait Tahar ben Jelloun par exemple pour évoquer la condition de cette immigration-là. Aujourd’hui, dans son dernier roman, « Au pays » il nous dit, par la fiction romanesque, ce qu’ils sont devenus, ces ouvriers livrés à la retraite et souvent au déracinement irrémédiable ici et là-bas.)
Dans le film de Beeckmans, on écoute ces jeunes femmes et ces jeunes hommes démêler les attaches dont ils sont faits, chercher une voie médiane qui réconcilierait les forces contraires, celles de leur origine, celle de leur présent : la tradition familiale, la culture du pays d’origine, le regard sur la position de la femme si éloignée ici de ce qu’elle est souvent là-bas. On les écoute et on s’aperçoit que c’est la première fois que cela nous arrive. Et c’est cela sans doute la fonction essentielle du cinéma comme le pratique Roger Beeckmans, il nous donne à voir, à entendre, mais surtout à penser. Il nous invite sans nous y forcer à repenser notre appréhension de l’autre, à modifier le regard que nous portons sur lui, à prendre en compte son histoire et sa personnalité.
Mais Beeckmans n’est pas candide. Il n’escamote pas la complexité des choses. C’est sans doute cela qui rend son film particulièrement pertinent et opportun dans notre époque où l’on préfère l’amalgame à la diversité, et désigner le bouc émissaire plutôt que d’identifier le faisceau des responsabilités. En nous invitant à emprunter ce chemin-là qui mêle le coeur, le regard et l’écoute, Roger Beeckmans fait oeuvre de citoyen du monde autant que de cinéaste. Et il excelle dans chacune des ces vocations.
Edmond Morrel