Fabienne Havaux , peintre de l’énigme.

C’est à Mons, dans la Galerie de l’Atelier des Capucins que la peintre Fabienne Havaux propose De noir et d’autre, un ensemble d’oeuvres récentes accrochées aux cimaises de ce lieu devenu un des espaces incontournables de la peinture contemporaine en Fédération Wallonie Bruxelles. Des oeuvres créées lors du confinement mais aussi, comme pour les mettre en évidence, des tableaux plus anciens peints dans la mémoire angoissée de lieux chargés des bouleversements telluriques de l’Histoire qui hantent l’artiste, lieux de morts et d’emprisonnement, camps d’extermination , les prisons dont les murs suintent encore des cris torturés, les gueules cassées de la « grande » guerre face aux plats paysages de l’Yser. Richard Miller lorsqu’il nous décrit la peinture de Havaux identifie son mystère par la « lucidité de l’irreprésentation ». En effet, chacune des toiles les plus innocentes , les plus lumineuses , les plus contrastées dissimule sous la beauté pacifique de ce qu’elle montre, la réalité tragique irreprésentée. Ainsi, sous les points d’or de genêts qui jaillissent d’un sous bois faut-il lire, à Birkenau, le jaillissement des étoiles jaunes portées par celles et ceux dont les dépouilles y ont été enterrées; ainsi les façades de Bogota, le ghetto de Varsovie, les noeuds ferroviaires de Bangkok sont autant de grilles de lecture que l’artiste explore à travers la toile.

Peut-être, les oeuvres nées dans le confinement, fenêtres bleutées comme pour un couvre-feu, sont-elles le reflet d’une angoisse immédiate, dissociée de l’Histoire. Mais sa symbolique reste profondément ancrée dans la mémoire imagée des conflits anciens. La lumière devenue le traître complice des assauts, doit être étouffée, assombrie pour sauver ceux que l’on imagine réfugiés dans des abris précaires. La lumière ainsi est-elle autant le signe de l’espoir que de la fin.

Nous avons rencontré Fabienne Havaux à Mons où l’exposition se tiendra jusqu’au dimanche 4 juillet. Nous avons rencontré l’artiste et tenté d’identifier, dans son oeuvre et dans son inspiration, ces forces souterraines qui nourrissent une angoisse sourde dont le tableau « La mer du Nord » est peut-être une des plus puissantes réminiscences.

Le catalogue de l’exposition offre au lecteur sous le titre « L’art déjoué » une analyse sensible de l’oeuvre et de la démarche de Fabienne Havaux. Il est signé Eric Clemens.

Quant à Richard Miller nous a autorisé à publier le texte où il évoque l' »irreprésentation ». Un texte d’une lucidité exemplaire, qui situe l’oeuvre de Fabienne Havaux dans l’ensemble de la réflexion philosophique qu’il consacre à l' »imaginisation » du réel. (Nous l’avions interviewé à ce propos, un entretien à retrouver sur « L’ivresse des livres » ) Cette notion devient ici un instrument idéal de compréhension de l’oeuvre de la peintre. Elle nous guide au travers de son énigme, ce « sens obscur intentionné ». C’est par un paradoxe que Miller conclut son analyse: « Rien ne nous est montré de la violence. (…) Rien ne nous est épargné. »

Jean Jauniaux, le 17 juin 2021

« Lieux de souffrance et histoire d’Europe dans la peinture de Fabienne Havaux « , une analyse de Richard Miller

Le territoire actuel de l’Union européenne a été dévasté au fil des siècles par une succession de conflits impitoyables : invasions, guerres de religion, guerres civiles… dont certains ont pris la forme de génocides. Nombre de lieux, de sites, de villes ont été le théâtre d’actes d’une extrême violence. Ces lieux sont des cicatrices que l’Histoire a tracées sur le sol européen. Cicatrices qui tendent à se faire discrètes ou, au contraire, qui revendiquent le droit à la mémoire et au regard. Cette ambiguïté est au cœur des peintures « mémorielles » de Fabienne Havaux.

Personne, face à une œuvre d’art, ne demeure sans réaction. Tout un chacun spontanément tend à juger, à comprendre, à ressentir, à interpréter, à mémoriser. Pour ce faire, nous franchissons spontanément les étapes théorisées par le grand historien de l’art, Erwin Panofsky[1]. A commencer par ce qu’il appelle le moment pré-iconographique où nous saisissons les premières significations, autrement dit les motifs : « Qu’est-ce qui est représenté ? ». C’est dès cet instant où notre regard tente d’identifier ce qu’il voit ou croit voir que le processus, ici, s’enraye : Havaux paraît nous livrer tous les motifs nécessaires à la reconnaissance, voire à la connaissance des lieux, des choses, des êtres… qu’elle a peints dans les limites de la toile. En vérité, elle occulte la teneur enfouie, souterraine, immémorée, la part de mystère aurait dit Magritte, accrochée à cela même qu’elle « représente ».

La volonté d’égarer celui ou celle qui regarde l’oeuvre et qui tente d’en saisir la pleine signification caractérise sur un mode essentiel les séries (les camps, l’Espagne, l’Est…) de toiles « européennes » réalisées à différentes étapes de son parcours pictural par Fabienne Havaux. La représentation est tronquée ; non seulement elle est privée d’éléments indispensables à la saisie pré-iconographique de sa signification, mais elle est également comme bloquée, réticente à la détermination de son locus historique. Tout est représenté, mais de façon telle que la représentation demeure inopérante, non-repérable, sans voix : ce qui est face à nous, lorsque nous regardons la table, les bancs, les murs d’une salle intitulée Camp de Niš (2014) demeure irreprésenté. Le titre même ne fournit qu’un semblant d’indication. La toile paraît sans contenu saisissable. Plus exactement, nous sommes placés délibérément dans une situation où le contenu d’emblée nous échappe, nous laissant seuls face à ce que Pierre Kutzner, dans la monographie qu’il a consacrée à l’œuvre d’Havaux, qualifie « d’énigme difficile à cerner »[2]. Le mot « énigme » s’impose en effet qui, par son étymon grec, renvoie à un sens obscur intentionné.

Avant d’interroger le pourquoi d’une telle volonté d’occultation, d’irreprésentation du sens, prenons quelques exemples, en commençant par celui cité, le Camp de Niš.Il s’agit du camp de concentration qui était appelé « Croix-Rouge ». Tout est resté en place : les bâtiments, les miradors, les cellules avec du fil barbelé sur le sol ( cf. cette autre toile Camp de Niš, cellule) où les nazis entassaient les détenus… De ces lieux de torture et de douleur, Fabienne Havaux retient leur calme manifeste, à l’instar des façades aux inscriptions nazies disparaissantes mais encore lisibles (Camp de Niš 2 et Camp de Niš 7). Et puis il y a cette salle où l’on voit des bancs autour d’une table, le tout disposé sous une fenêtre grillagée laissant passer la lumière de jour reflétée sur le mur du fond : nous sommes dans la cantine du camp. L’ensemble ne laisse d’inquiéter : « A première vue, écrit Kutzner, quelque chose de familier, d’intime, de connu, de quotidien (…), dans un second temps, un malaise s’insinue, celui que les choses ne soient pas ce qu’on a pu croire… »[3]. Le malaise est présent : la lumière du jour ne laisse voir que des couleurs aux tons tristes et inquiétants. Personne ici ne vit, tout demeure impassible… Fabienne Havaux ne s’avance pas plus loin, comme si elle-même n’osait pénétrer ici, et qu’elle voulait, nous retenant sur le seuil, nous tenir à distance… Une énigme attire et retient notre regard autour de cette table de cantine. Or, pour percevoir pleinement la signification de celle-ci, pour – selon les termes mêmes de Panofsky – dépasser l’unité entre thèmes et motifs, vers l’image de ce camp, la peintre connaît, elle,un « autre chose » qui n’est pas montré, qui n’est pas représenté : sur cette table de la cantine du camp de Niš les bourreaux nazis étendaient les prisonniers et les battaient avec des gourdins jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Il en est de même pour Plaine (2014). Dans le bord gauche, quelques vestiges de planches signalent une présence humaine passée. Il s’agit – sans que rien dans ce qui est représenté ne l’indique – d’une colline en Serbie, appelée « Colline de Burbanj ». Des 30.000 hommes et femmes qui ont été enfermés dans le camp de Niš, quelque 10.000 ont été mitraillés sur cette colline surplombant la ville !

De son périple à travers plusieurs pays de l’Est de l’Europe durant l’été 2013, Fabienne Havaux a conservé les traces photographiques et les témoignages historiques de lieux semblablement marqués par l’extrême violence humaine qui s’y est déchaînée à quelque époque que ce soit. Ainsi, en 1809, les Serbes révoltés contre le pouvoir turc déclenchèrent, sous la conduite de Stevan Sinđelić, des attaques de grande envergure en plusieurs endroits du pays ; Miloje Petrović commandait les forces serbes contre la forteresse de Niš. Vaincus par l’armée ottomane, les survivants furent décapités et les têtes envoyées comme trophées à Istanbul. Le Sultan préféra toutefois, afin de décourager toute velléité nouvelle de révolte, renvoyer les têtes à Niš et y faire construire la « Tour aux crânes ». Celle-ci, de forme cubique, est composée sur chaque côté de 14 rangées comprenant 17 niches chacune, dans lesquelles ont été enchâssées les têtes des Serbes courageux mais vaincus : soit 952 crânes. Avec le temps, avec la putréfaction des peaux et des muscles, nombre de ceux-ci se sont descellés, mais l’ensemble, visible de loin, était encore complet lorsqu’en juillet 1833, le poète Lamartine se rendit sur place : « … le soleil était brûlant ; à environ une lieue de la ville, je voyais une large tour blanche s’élever au milieu de la plaine brillante comme du marbre de Paros (…) je m’assis à l’ombre de la tour pour dormir un moment ; à peine étais-je assis que, levant les yeux sur le monument qui me prêtait son ombre, je vis que ses murs, qui m’avaient paru bâtis de marbre ou de pierre blanche, étaient formés par des assises régulières de crânes humains. Ces crânes et ces faces d’hommes, décharnés et blanchis par la pluie et le soleil, cimentés par un peu de sable et de chaux, formaient entièrement l’arc triomphal qui m’abritait (…) A quelques-uns les cheveux tenaient encore et flottaient comme des lichens et des mousses au souffle du vent ; la brise des montagnes soufflait vive et fraîche, et, s’engouffrant dans les innombrables cavités des têtes, des faces et des crânes, leur faisait rendre des sifflements plaintifs et lamentables… »[4]. Ces éléments significatifs ne sont pas « communiqués » dans la toile Tour aux crânes que Fabienne Havaux a peinte fin 2014 pour son exposition à la Galerie Espace Blanche à Bruxelles. Nombre de visiteurs ont cru y voir un amoncellement de crânes à l’instar de ceux accumulés dans certaines cryptes chrétiennes, comme à Rome… Même en représentant des crânes et des niches évidées, même en communiquant donc une signification plus immédiate de ce qui est représenté – à la différence, par exemple, de la « cantine » du camp de Niš, ou avec la « plaine » sur la colline de Burbanj – la peintre dérobe l’essentiel, égare le regard, irreprésente le « vrai » contenu !

La même démarche, à des degrés divers, est présente dans plusieurs œuvres « rapportées » de son séjour à Varsovie, en décembre 2012. Varsovie (2014) est un dédale dans les sous-sols de l’ancien et prestigieux hôtel « Europejski ». Rebaptisé « Europäisches Hotel » lorsqu’il fut occupé par les nazis, il fut détruit durant l’Insurrection de Varsovie en 1944. Reconstruit, cet hôtel fut réquisitionné par les soviétiques. Aujourd’hui, ces sous-sols abritent le restaurant U Kucharzy. Mais la violence ici aussi, le long de ces murs carrelés de blanc, a répandu le sang de l’Histoire. Un sang effacé, mais ineffaçable, irreprésentable. De Varsovie également, la « façade aux photographies », dans la rue que les Varsoviens appellent la « rue de la mort » : Ulica Prozna, seul lieu restant du Ghetto juif rasé par les nazis en 1943. Ou encore la cage d’escaliers de Varsovie, Praga. Praga, quartier pauvre sur la rive droite de la Vistule, a été détruit à plusieurs reprises, notamment lors de l’insurrection polonaise contre les Russes en 1794… Praga, moqué par Pouchkine[5], lui-même porté par la haine des Russes à l’encontre de la Pologne… Praga où les Polonais juifs et non-juifs furent persécutés par les nazis tandis que l’Armée Rouge attendait non loin delà… De ces temps d’horreur, Havaux ne retient qu’un recoin que ne peuvent complètement déserter ni le malheur ni la peur. Il en va de même pour les parcelles du Mur qui, dans le Berlin réunifié, sont des vestiges silencieux de la Guerre froide (Le mur de la Liberté I et II, 2015)  

 Effacement volontaire des significations, évidement de la représentation du sein même de la représentation. Désignification du figuratif par les voies mêmes de la figuration. Fabienne Havaux abstrait du réel représenté les savoirs concrets qui sont indispensables à l’identification de celui-ci. L’œuvre qui montre de la façon la plus évidente la dissolution du réel-concret en un devenir-image abstrait, a pour titre Façade 4 (2006). Elle est partie intégrante de la série Belchité (2006-2007) exposée pour la première fois au Centre culturel d’Uccle. Cette représentation d’une façade est la plus épurée de la série. Partant du bord gauche de la toile, les murs s’effacent peu à peu : notre regard, imperceptiblement, glisse de l’art figuratif à l’abstraction non-figurative, sorte de clignement de l’œil par lequel le peintre atteste son accointance avec ce qui échappe à la représentation. A commencer par la signification intrinsèque de ce qui est peint. Ces façades sont directement inspirées par Belchité, village au sud de Saragosse, laissé en ruines depuis sa destruction complète et le massacre de sa population en 1937, durant la Guerre civile espagnole. Jamais reconstruit depuis lors, ce village fantôme est lui-même devenu l’image de la cruauté d’une guerre entre proches. Cruauté sur laquelle s’ouvre implacablement La Guerre Civile de Montherlant : « Je suis la guerre des prisons et des rues, celle du voisin contre le voisin, celle du rival contre le rival, celle de l’ami contre l’ami. Je suis la guerre civile, celle où l’on sait pourquoi l’on tue et qui l’on tue », tandis qu’un des personnages s’écrie : « Ce n’est pas ici que je voudrais en liquider quelques-uns, c’est dans la cour de leurs maisons… »[6]. C’est ce caractère absolu du mal – au cœur des maisons, derrière les façades et sous les yeux des fenêtres – que le peintre a choisi de retenir et de fixer. Plutôt que de représenter des combattants et des cadavres, elle peint un monde dans lequel l’homme ne peut plus, au sens propre comme au sens figuré, habiter. Une fois encore, il importe de connaître ce référent pré-iconographique pour ne pas limiter les motifs façade, mur, fenêtre, maison… aux thèmes habitation, village natal…, ni en dégager une signification intrinsèque, un contenu qui serait erroné. Ou simplement qui serait autre : il n’est pas anodin d’exprimer cette réserve.  Pourquoi ? Car en travaillant de la sorte, en donnant jour à des compositions qui échappent aux règles de la représentation, en égarant  le regard du spectateur vers des significations qui ne correspondent pas au contenu de ce qui est montré, Fabienne Havaux, par contre-coup, rend manifestes les illusions de la peinture représentative, laquelle fait prendre les lignes, couleurs, formes, volumes… pour la chose « reproduite ». Nous trompant, Havaux révèle le pot aux roses ou le miroir aux illusions : vous croyez voir la table d’une cantine mais vous ne voyez pas la « signification intrinsèque », le « contenu » de cette table ! En peignant de la sorte, en ne se soumettant pas aux illusions de la peinture représentative, elle rend manifeste un autre degré de véracité de l’art de peindre. C’est en nous cachant la signification de la table, que, par une sorte de « qui perd, gagne » elle nous y rend attentifs, nous appelle à dépasser l’immédiate certitude pour la vérité de cette table devenue désormais image de cruauté et d’extrême violence.

L’irreprésentation chez Fabienne Havaux est une forme de lucidité : ce que montre en effet la table de cantine, c’est l’humaine impossibilité de voir – au sens plein du terme – l’extrême violence exécutant ses « basses œuvres ». Comme si le pouvoir de donner réalité à ce que l’on voit était bloqué, s’arrêtait à la limite de l’humanité. Être un être humain, c’est avoir la faculté de voir les choses, les saisir, les comprendre, les interpréter, les imager, les exprimer, les représenter… Cette faculté est comme atrophiée devant l’horreur, tandis que l’art est comme rendu inopérant. Toute œuvre qui tend à rendre, à restituer l’extrême violence sous ses modalités les plus diverses est vouée à l’échec, demeurant nécessairement dans un en-deça[7]. Partant, toute entreprise, littéraire, cinématographique, picturale…, qui y prétend est éthiquement suspecte. C’est cette impossibilité même que met en scène Fabienne Havaux à travers le silence dont ne cesse de résonner sa peinture : les souffrances endurées par les corps dénudés, maintenus sur cette table et battus jusqu’à ce que la mort ne soit plus qu’une issue sans espérance, on ne peut les peindre. Elles sont, strictement, impeignables ; non parce que le peintre ne le peut pas, mais parce que l’être humain qu’il est ne le peut pas. Du coup, en « montrant » cette limite, Havaux peint ce contre quoi se dressent la paix et l’humanisme européens.

L’irreprésentation va au bout d’elle-même dans deux toiles dont les titres sont extraits de la poésie de Paul Celan : « Ginsterlicht, gelb,… » (« Lumière du genêt, jaune,… »)[8] et « Schimmelgrün ist das Haus des Vergessens » (« Vert moisi est la maison de l’oubli »)[9]. Regardant celles-ci, nous voyons deux motifs naturels (lesquels sont quasiment inexistants dans le travail de Fabienne Havaux), à savoir un buissonnement de genêts et un étang dans un sous-bois. En fait, ces deux œuvres ont été conçues à Birkenau au printemps 2015. On se souvient alors que le jaune des genêts est, chez Celan, liée à la couleur de l’étoile infamante. On se rend compte aussi que la tranquillité des arbres et de l’eau dormante ne peut recouvrir complètement les quatre stèles qui, discrètes, bordent l’étang dans lequel les nazis faisaient déverser les brouettes contenant les cendres[10] restées dans les fours crématoires. Stèles silencieuses, commémoratives et inexorablement vaines. Douleur restante aux sources mêmes de la nature.

Parmi les attitudes que suscite la lucidité, une forme d’ironie par rapport à la vie est un recours possible. Le regard en alerte avec lequel elle épie les lieux pour y rechercher, loin en arrière de ce qui se voit, l’immémoré présent et souterrain, n’est pas non plus sans révéler parfois l’une ou l’autre surprise. Tel est le cas d’un retour au passé européen des conquistadores, mais aussi à celui de la Révolution – née des suites de 1789 – dans les colonies espagnoles et portugaises d’Amérique latine : Colombie, Panopticon (2014). Cette toile de grandes dimensions « est » un mur ! Celui d’une des 104 cellules qui composait le « Panopticon », pénitencier de Colombie le plus réputé pour ses conditions inhumaines. Découvert par elle lors de son séjour à Bogota, en mars 2014, et vu comme l’image même de l’enfermement violent et de l’incarcération sans espoir, ce mur a été peint rapidement dès son retour dans son atelier à Bruxelles, capitale de l’Union européenne.  Face à cette œuvre magnifique, nous pourrions considérer avoir affaire à une représentation de type traditionnel : ceci est un mur de prison. Mais, ironie de l’irreprésentation, une donnée « pré-iconographique » fait défaut. Ce mur est certes celui d’une prison qui fut construite en 1874, mais qui en 1946 a été transformée en un Musée d’art : le Museo Nacional de Colombia. Les responsables ont laissé apparents l’un ou l’autre mur sur lequel les détenus ont gravé leur douleur. La peintre s’est immiscée dans ce glissement ambigu du pénitentiaire, dont le rôle est d’enfermer et de cacher au regard, au muséal, dont le rôle est de conserver et d’exposer au regard. A quel mur avons-nous affaire ? A quelle mise en scène participons-nous ?

Le travail de Fabienne Havaux sur l’irreprésentation picturale du réel nous montre que nous ne voyons jamais la réalité, mais toujours une image de celle-ci. Jusqu’à assumer l’image d’une image, autrement dit la vision de ce qui déjà est une oeuvre d’art qui a pris place dans notre réalité naturelle. En 2009, Fabienne Havaux se rend à Portbou, ville frontière entre France et Espagne où le 26 septembre 1940 le philosophe Walter Benjamin a trouvé la mort. En forme d’hommage, cinquante ans plus tard, le sculpteur israélien Dani Karavan crée à cet endroit Passages,mémorial commandité par l’Allemagne. Havaux peint l’escalier enserré entre deux parois d’acier et qui se termine soudainement sur ce qui pour le promeneur devient l’attraction du vide surplombant la Méditerranée. Rien, de nouveau, ne nous est dit de ce retour de la culture européenne, qu’incarnait Walter Benjamin, à son lieu d’origine, le Mare nostrum. Rien ne nous est montré de la violence de ce retour. Rien ne nous en est épargné.

Richard Miller


[1] Erwin Panofsky, L’histoire de l’art est une discipline humaniste, in L’œuvre d’art et ses significations Essais sur les arts « visuels », trad.
M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, Sciences humaines, 1969, p. 27 et sq.

[2] Pierre Kutzner, Havaux, ce qui survit, Charleroi, Editions du CEP (Créations-Europe-Perspectives), 2014, n.p.

[3] Ibid.

[4] Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant Un voyage en Orient (1832-1833) ou Notes d’un voyageur, éd. présentée, établie et annotée par Sophie Basch, Paris, Gallimard, Folio classique, 2011, p. 765, (1ère éd. 1835).

[5] Alexandre Pouchkine, A ceux qui calomnient la Russie, in Poésies, trad. Louis Martinez, Paris, Gallimard, Poésie, 1994, p. 151-152 : « … et muets pour vous le Kremlin et Praga ». Ce texte polémique a été écrit en 1831, par Pouchkine à l’encontre de ceux qui, en Europe, voulaient soutenir la Pologne insurgée contre la Russie et qui critiquaient la répression épouvantable décidée par le Tsar Nicolas 1er. Pour saisir la condition historique douloureuse de cette partie de Varsovie, on peut se souvenir que c’est dans ces rues que Roman Polanski a choisi de tourner Le Pianiste (2002). 

[6] Henry de Montherlant, La Guerre civile, Paris, Gallimard, Le Manteau d’Arlequin, 1965, p.

[7] Sur la limite infranchissable que représente l’extrême violence pour notre faculté d’imaginiser la réalité, cf. Richard Miller, L’imaginisation du réel, op. cit., p. 512 et sq. Sur le concept d’extrême violence en tant que tel, cf. Etienne Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010.

[8] Paul Celan, Matière de Bretagne, in Choix de poèmes réunis par l’auteur, Paris, Gallimard, Poésie, 1998, p. 144. Sur la couleur jaune, cf. la note de Jean-Pierre Lefebvre, ibid., p. 344.

[9] Paul Celan, Der Sand aus den Urnen (Le sable des urnes), in Choix de poèmes, op. cit. , p. 30. « Schimmelgrün ist das Haus des Vergessens » montre à voir le lac de la prairie aux bouleaux au bout du camp d’extermination de Birkenau.

[10] « Le sable des urnes peut être entendu comme une périphrase désignant la cendre », in Jean-Michel Maulpoix commente Choix de poèmes de Paul Celan, Paris, Gallimard, Folio, 2009, p. 100.