Le Prix littéraire Paris-Liège de l’essai 2015
Initié par le philosophe Daniel Salvatore Schiffer (que nous avons eu l’occasion d’interviewer à plusieurs reprises sur espace-livres) qui est le Délégué Général du Prix et par l’écrivain et Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique, Jacques De Decker, le Prix Paris-Liège en est à sa quatrième édition.
Le jury s’est réuni à Paris (début septembre 2015) pour désigner cinq finalistes parmi les dix-huit ouvrages soumis à son appréciation. Une semaine plus tard, à Liège, il a établi son choix définitif et attribué le prix ex aecquo à Sophe Bessis et Dominique Schnapper. Comme l’a indiqué le président du jury, Jean-Marie Klinkenberg lors de la conférence de presse, les deux ouvrages se complètent et se prolongent dans la réflexion qu’ils nous proposent sur la démocratie. Chacun des deux ouvrages témoigne en tous cas de l’esprit de ce Prix Paris-Liège : donner à connaître à travers le genre littéraire qu’est l’essai, des pistes de réflexion, de questionnement et de connaissance.
Anne Hidalgo, maire de Paris et Willy Demeyer, bourgmestre de Liège sont avec Jean-Pierre Hupkens (Echevin de la culture de la ville de Liège) les instigateurs de cette nouvelle édition d’un Prix qui a déjà couronné Jean-Christophe Bailly (2012), Jean-Claude Berchet (2013) et Michel Delon (2014).
Il est parfois difficile de s’accorder sur l’étendue de ce que recouvre le terme « essai ». En ce qui concerne le Prix Paris-Liège, le règlement propose la définition suivante : » un ouvrage de réflexion théorique et critique destiné à un public large et non nécessairement spécialisé ». Les organisateurs du Prix (l’Université de Liège, l’Académie royale des beaux Arts de Liège et l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique) ont ainsi donné au jury toute latitude pour faire de ce Prix une invitation adressée au grand public à s’essayer à la lecture d’essais en sciences humaines.
S’il fallait synthétiser l’un et l’autre ouvrage, et peut-être y trouver leur complémentarité, on ne pourrait que simplifier ce qui fait la richesse et l’originalité de l’approche que nous proposent Bessis et Schnapper des dangers qui menace la démocratie , idéal à atteindre chez certains, usage ancien chez d’autres.
Pour Dominique Schnapper, « la démocratie ne peut que se trahir elle-même, incapable d’être à la hauteur de ses ambitions. Il importe donc de saisir le moment où cet écart entre les aspirations des individus et la réalité des pratiques sociales finirait par remettre en question le sens même de l’ordre démocratique ».
Pour Sophie Bessis, « Le grand tournant conservateur des années 1980 a fait émerger deux systèmes idéologiques qui ont prospéré sur l’épuisement de la modernité et qu’on peut qualifier de fondamentalismes. D’un côté, les apôtres du marché globalisé veulent inclure dans sa sphère toutes les activités humaines. De l’autre, de nouvelles hégémonies religieuses et identitaires tentent de reconquérir des sociétés que les évolutions mondiales plongent dans l’anomie. Entre les deux versions, plus complémentaires que concurrentes, de la réaction postmoderne, y a-t-il place pour un nouvel universalisme capable de conjurer cette double impasse ? »
La menace qui pèse sur l’aspiration démocratique (qui n’est pas dans l’ordre naturel de l’humain soulignent l’un et l’autre des lauréates) exige une vigilance constante. La démocratie se détruit d’elle-même (Schnapper) et elle risque d’abandonner ses « universaux » (Bessis).
Les deux essais nous adressent un avertissement intelligent, argumenté et lisible qui, à n’en pas douter, nourrira d’une vigilance renouvelée la conscience du public.
Les deux essais nous adressent un avertissement intelligent, argumenté et lisible qui, à n’en pas douter, nourrira d’une vigilance renouvelée la conscience du public. Gageons que ce prix élargira l’audience de ces deux voix, indispensables instruments d’une meilleure compréhension du monde.
Nous avons rencontré à Liège les deux lauréates et le président du jury qui en quelques minutes nous proposent une synthèse de leurs travaux.
Dans un prochain entretien nous ne manquerons pas d’interroger le fondateur de ce prix, le philosophe Daniel Salvatore Schiffer, pour évoquer avec lui les pistes de développement du Prix et le cinquième anniversaire dont, on peut en être persuadé, il sera un maître de cérémonie inspiré. Nous avions rencontré déjà le philosophe, spécialiste du Dandysme à l’occasion de la publication de ses essais et biographies et nous ne manquerons pas de le retrouver à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage en date, publié aux Editions du Rocher : « Le testament du Kosovo, journal de guerre »
N’omettons pas de citer les noms des membres du jury représentatif des trois pays organisateurs : la Belgique, la France et le Grand-Duché de Luxembourg. Le jury présidé par Jean-Marie Klinkenberg (B), était composé de Jeannine Paque (B), Majo Simoen (B), Françoise Wolff (B), Lou Ferreira (F), Haidi Milic (F), Françoise Py (F), Marie-Anne Lorgé (GDL), Hermano Sanches Ruivo (F), Pierre Vanderstappen (B) et Jean Jauniaux (B)
Edmond Morrel à Liège le 17 septembre 2015
Sur le site de la Ville de Liège :
Le comité organisateur
L’Université de Liège, l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et la Ville de Liège apportent l’essentiel du contingent de ce comité organisateur qui joue un rôle central dans la phase de présélection des ouvrages. Sa richesse repose sur le nombre mais aussi la qualité et la diversité d’horizons des représentants choisis. C’est le signe incontestable de l’ambition de ce prix.
Daniel Salvatore Schiffer assure la fonction de Délégué général de ce prix littéraire dévolu aux essais.
La remise de prix de cette quatrième édition a eu lieu le 16 septembre 2015. Ses lauréates sont Sophie Bessis avec « La double impasse » et Dominique Schnapper » avec « L’esprit démocratique des lois ».
Les lauréates du Prix Paris-Liège
La double impasse
L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand
Sophie Bessis (Éditions La Découverte)
Le grand tournant conservateur des années 1980 a fait émerger deux systèmes idéologiques qui ont prospéré sur l’épuisement de la modernité et qu’on peut qualifir de fondamentalismes. D’un côté, les apôtres du marché globalisé veulent inclure dans sa sphère toutes les activités humaines. De l’autre, de nouvelles hégémonies religieuses et identitaires tentent de reconquérir des sociétés que les évolutions mondiales plongent dans l’anomie. Entre les deux versions, plus complémentaires que concurrentes, de la réaction postmoderne, y a-t-il place pour un nouvel universalisme capable de conjurer cette double impasse ?
Sophie Bessis propose dans ce livre quelques réponses à cette question. Pour ce faire, elle explore l’histoire heurtée de la modernité dans le monde arabe. Refusant de réduire celui-ci à sa spécifiité supposée, elle s’interroge sur le sens qu’on peut donner à ses convulsions et sur la part d’universel que portent ses aspirations. Elle questionne, en regard, l’essor des pensées différentialistes en Occident, y voyant l’abandon par ce dernier d’universaux dont il a longtemps fait sa propriété. Sous quelles formes le Sud peut-il reprendre à son compte un projet de modernité, au-delà de ses contradictions et des régressions qu’il connaît ?
SOPHIE BESSIS
Sophie Bessis est née à Tunis. Agrégée d’histoire et ancienne rédactrice en chef de l’hebdomadaire Jeune Afrique et du Courrier de l’Unesco, elle est actuellement directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques de Paris et secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Elle a longtemps enseigné l’économie politique du développement au département de science politique de la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
Elle est l’auteure de nombreux ouvrages portant sur l’Afrique et le monde arabe, la condition féminine et les relations Nord-Sud, dont L’Occident et les autres (La
Découverte, 2001) et Les Arabes, les femmes, la liberté (Albin Michel, 2007).
« L’esprit démocratique des lois »
Dominique Schnapper (Éditions Gallimard)
Il y a un malaise dans la démocratie. Jamais cependant les sociétés n’ont été aussi libres, aussi tolérantes et aussi riches, n’ont assuré plus de libertés, plus de bien-être matériel à leurs membres et n’ont été moins inégalitaires.
Dominique Schnapper, poursuivant sa réflexion sur la dynamique démocratique et ses vertus dont nous profitons sans en prendre toujours conscience tant elles nous paraissent naturelles, analyse ici ses dévoiements possibles, susceptibles de remettre en question les grands principes qui la fondent – des dévoiements portés par l’ambition de dépasser toutes les limites, nés de l’intérieur de la vie sociale et dans son prolongement. Il suffirait de donner à chaque principe son sens plein, en allant au bout de sa logique, jusqu’à l’excès qui risque de le déformer.
La démocratie ne peut que se trahir elle-même, incapable d’être à la hauteur de ses ambitions. Il importe donc de saisir le moment où cet écart entre les aspirations des individus et la réalité des pratiques sociales finirait par remettre en question le sens même de l’ordre démocratique. Ainsi, la forme moderne de l’hubris ne serait-elle pas le rêve d’échapper aux contraintes biologiques et sociales de la condition humaine, nourri par les avancées remarquables de la science et par la puissance de l’aspiration démocratique ?
DOMINIQUE SCHNAPPER
Dominique Schnapper est une sociologue française. Après des études supérieures d’histoire et de sciences politiques, Dominique Schnapper obtint le doctorat en sociologie (1967) avec une enquête consacrée à l’Italie (L’Italie rouge et noire, Gallimard, 1971) et le doctorat-es-lettres (1979). Elle a fait toute sa carrière à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, où elle a été successivement chef de travaux, maître assistante et directrice d’études (1980).
Ses travaux, depuis la fi des années 1970 portent sur les transformations du lien national et politique dans les sociétés démocratiques qui recherchent avant tout l’égalité de tous et le bien-être de chacun de leurs membres. Les « démocraties providentielles » n’évoluent-elles pas vers des formes diverses de « communautarisation » ? Elle a été membre du Conseil constitutionnel entre 2001 et 2010.